Les Français ont une volonté de changement, mais sans vision politique commune. Donc Macron ou Le Pen risquent de ne pas avoir une majorité parlementaire et de s'effondrer dans un système ingouvernable, estime l'essayiste Eric Verhaeghe.
RT France : Comment expliquez-vous que les deux principaux partis de gouvernement soient exclus du second tour de la présidentielle ?
Eric Verhaeghe (E. V.) : Il doit y avoir, probablement, plusieurs explications. Celles qui sont évidentes aujourd’hui, c’est que, malgré le processus des primaires, – le paradoxe voulant que les deux grands candidats exclus étaient issus des primaires – ces candidats n’ont pas rencontré l’adhésion populaire. Cela démontre que même en modifiant les conditions du choix de ces candidats dans les grands partis, il y a un désaveu ou une désaffection des grands partis de la part de la population française. L’explication, me semble-t-il, la plus probable, c’est qu’il y a eu un phénomène dit de dégagisme. Manuel Valls a commencé sa carrière il y a voilà plus de vingt ans, François Fillon il y a plus de trente ans. Les Français considèrent qu’il y a besoin d’un profond renouvellement de la classe politique, car ils constatent que depuis 40 ans de crise, la situation ne s’améliore pas, les difficultés s’aggravent, on continue à avoir une protection sociale déficitaire, la dette de l’Etat ne cesse d’empirer, le chômage de masse persiste.
Il y a quand même eu une forte proportion du PS qui avait une préférence pour Emmanuel Macron
Globalement, les Français vivent de moins en moins bien ou, en tout cas, ont cette perception. Ils estiment donc que d’ores et déjà, il leur faut des gens nouveaux pour un changement complet de têtes. Pour ce qui est des deux autres explications possibles, il est probable que les programmes des candidats de ces deux partis n’aient pas répondu aux attentes des citoyens, tout comme il est probable que les appareils de partis n’aient pas forcément fonctionné à plein pour soutenir leurs candidats. Dans le cas de François Fillon, on voit bien que le Penelope Gate a beaucoup nui au candidat. Dans le cas du PS, il y a quand même eu une forte proportion du parti qui avait une préférence pour Emmanuel Macron.
RT France : Dans quelle mesure Emmanuel Macron, soutenu par les anciens partis au pouvoir, pourrait-il s’ériger en figure novatrice dans une France où le Front National et la France insoumise sont en pleine ascension ?
E. V. : Je pense qu’il y a une majorité de gens dans la France actuelle qui souhaitent un renouvellement. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de vision commune sur ce que ce terme sous-entend. Avec l’appui de personnalités anciennes, Emmanuel Macron est parvenu à incarner ce renouvellement pour un certain nombre de Français. Il y a cependant un sujet majeur sur lequel les Français ne sont pas d’accord : plus d’Europe ou moins d’Europe. On voit bien qu’aujoud’hui, dans le meilleur des cas, la situation sera très partagée. Il n’y aura pas de majorité claire en faveur d’une solution plutôt que d’une autre. Ce sera d’ailleurs un sujet intéressant à soulever à la lumière du score d’Emmanuel Macron au deuxième tour. On verra si les gens qui ont voté Jean-Luc Mélenchon, ou qui sont majoritairement anti-européens, vont se reporter sur Emmanuel Macron ou pas. On verra si un certain nombre de Républicains de l’équipe de François Fillon vont se reporter sur Emmanuel Macron ou pas, alors qu’ils sont plutôt souverainistes.
Il n’y a pas un nombre suffisant de personnalités, en France, capables d’incarner le programme Macron en déclarant n’être ni de droite ni de gauche
RT France : En admettant qu’Emmanuel Macron remporte la présidentielle, parviendra-t-il à obtenir une majorité parlementaire absolue ?
E. V. : Nous rentrons justement dans le vif du sujet. Celui de la France ingouvernable. Que ce soit Marine Le Pen, ou que ce soit Emmanuel Macron, la capacité à créer une majorité parlementaire pour soutenir les réformes va être très compliquée à acquérir. Il va falloir tout d’abord qu’Emmanuel Macron sorte de ambiguïté. Il a aujourd’hui affirmé n’être ni de gauche ni de droite, ce qui permet de gagner des élections présidentielles, mais ce qui ne permet pas de gagner des élections législatives puisque les Français vont voter pour un député ou de droite, ou de gauche. Il n’y a pas un nombre suffisant de personnalités, en France, capables d’incarner le programme Macron en déclarant n’être ni de droite ni de gauche. Il va donc devoir choisir des alliés à gauche ou à droite. S’il essaye de choisir des gens tantôt à gauche tantôt à droite, il va patauger dans cette espèce de centre mou, et je doute fort qu’il parvienne à décrocher cette majorité. Il lui sera par conséquent malaisé de gouverner puisqu'il devra, comme François Hollande l’a fait pendant cinq ans, chercher au cas par cas des majorités, ce qui va beaucoup refréner son envie, si elle est sincère, de réformer.
Si Benoît Hamon et François Fillon appellent à voter Macron, c’est bien par rejet de Marine Le Pen. Mais on n’a jamais constitué une majorité de gouvernement sur le rejet de quelque chose
RT France : Benoît Hamon et François Fillon ont appelé à voter Macron au second tour. Peut-on y voir l’éventualité d’une alliance plus étroite entre la droite et la gauche ?
E. V. : Je pense que les Français ne souhaitent pas cette alliance. Si Benoît Hamon et François Fillon appellent à voter Macron, c’est bien par rejet de Marine Le Pen. Mais on n’a jamais constitué une majorité de gouvernement sur le rejet de quelque chose. On ne peut la constituer que sur un choix positif. De ce point de vue, j’estime qu’un choix tactique est fait qui est de dire «non» au Front national. En revanche, Benoît Hamon et François Fillon ne tomberont pas durablement d’accord pour soutenir le projet porté par Emmanuel Macron. Celui-ci devra en effet se focaliser sur un projet et donc perdre des soutiens parmi ceux qui appellent aujourd’hui à voter pour lui.
RT France : Vous attendez-vous, au terme de ces élections, à des changements internes drastiques au sein de la droite et de la gauche?
E. V. : Certainement. Je pense qu’il va y avoir des recompositions mais, au préalable, une longue phase de décomposition. On peut déjà la pressentir. On aura aujourd’hui une réponse sur l’éventualité du maintien de François Fillon en tant que chef de fil de la droite aux législatives. Je suppose qu’il le souhaite mais il est probable qu’une majorité du parti refuse pour ne pas courir à l’échec une nouvelle fois. Nous allons vraisemblablement assister à une recomposition complexe. Nous ne savons pas si ce sont les sarkozystes qui vont l’emporter, si les fillonistes vont soutenir les juppéistes. La primaire a laissé des traces, notamment des échos de tension entre le centre juppéiste et la droite filloniste. L’avenir du PS demeure lui aussi une inconnue. J’imagine mal que Benoît Hamon puisse se maintenir en tant que leader aux législatives. La question de son remplacement se pose alors sachant qu’une grande partie du PS s’est tournée vers Emmanuel Macron. Une recomposition s’imposera donc bien à une gauche qui sera en plus aiguillonnée et talonnée par Jean-Luc Mélenchon.
Si Emmanuel Macron ne parvient pas à trouver une majorité, la France connaîtra alors, au mieux, cinq années de décomposition lente et d’immobilisme
RT France : Comment voyez-vous l’évolution des événements dans les prochains mois compte tenu de l’éventuelle incapacité de Marine Le Pen ou d’Emmanuel Macron à rassembler une majorité au Parlement ?
E. V. : Deux possibilités sont envisageables. Elles sont, à mon sens, sans appel. Soit Emmanuel Macron est vraiment l’homme providentiel et il va parvenir, malgré les difficultés, à trouver une majorité, à réformer et à se légitimer par son action. Soit il n’est pas l’homme providentiel, et il va très vite s’effondrer dans un système ingouvernable. La France connaîtra alors, au mieux, cinq années de décomposition lente, d’immobilisme, probablement de clivages sociaux extrêmement importants et de frustrations qui déboucheront sur quelque chose d’autre. La question serait alors de savoir si la France peut s’offrir cinq années supplémentaires d’immobilisme dans un monde de plus en plus compliqué tant sur le plan économique que diplomatique. On voit bien qu’avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir aux USA, une tension sensible se crée dans les relations internationales. La France ne pourra pas s’éterniser sur ce terrain glauque où, tantôt, elle combat Bachar el-Assad, tantôt elle combat Daesh, tantôt elle soutient les USA, tantôt elle soutient, éventuellement, la Russie. On ne peut pas se maintenir indéfiniment dans l’entre-deux. Soit Macron y arrive, mais ce sera compliqué, soit il n’est pas l’homme providentiel et nous allons vivre une situation extrêmement compliquée.
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