Avec la présence de ses troupes au sol en Syrie, le Pentagone dessine selon le géopolitologue Alexandre Del Valle une stratégie «assez logique» d'alliance avec les Kurdes et de dialogue avec Moscou. Mais jusqu'où l'entente peut-elle aller ? Analyse.
RT France : Le Pentagone a confirmé le 6 mars la présence de troupes américaines au sol dans la région de Manbij, dans le nord de la Syrie afin de donner un «signe visible de dissuasion» aux différents belligérants présents dans cette zone. Ce choix vous semble-t-il cohérent ?
Alexandre Del Valle (A. D. V.) : Ce n'est pas forcément mauvais à mon sens, car aujourd'hui les Américains ont clairement choisi les Kurdes comme alliés au sol contre les islamistes. C’est donc plutôt sur la bonne voie. Ils veulent avoir de bonnes relations avec les Turcs mais ne veulent pas céder au chantage de Recep Tayyip Erdogan qui voudrait qu'on abandonne complètement les Kurdes. Les Russes partagent également cette stratégie de ne pas vouloir se retourner contre les Kurdes pour faire plaisir à Ankara. Aujourd'hui Erdogan peut compter aussi bien sur les Russes que sur les Américains comme alliés, mais ni les uns ni les autres ne comptent céder à l'objectif principal de la Turquie qui consiste à écraser les Kurdes. Je comprends donc pour une fois l'action des Etats-Unis. C'est un choix assez logique. Leur idée est de profiter des bonnes relations avec la Turquie pour essayer de trouver une solution à mi-chemin et de s'interposer si besoin. Si il n'y avait pas de forces d'interposition russes et américaines aujourd'hui en Syrie, les Turcs entreraient en guerre contre l'Iran. Au niveau régional ce serait terrible. Or quand les Russes et les Américains s'entendent – ou du moins ne sont pas ennemis, ce sont des forces extérieures capables d'équilibrer les forces régionales qui sont aujourd'hui incontrôlables.
Sur le dossier syrien, il n'y a pas vraiment de raisons pour les Américains d'aller très loin dans leur confrontation avec les Russes. Il y a au contraire un intérêt énorme à coopérer
RT France : Les chefs des états-majors russe, turc et américain ont organisé le 7 mars une réunion sur la Syrie. Le Times a annoncé le même jour qu'un terrain d'entente entre Washington et Moscou aurait été trouvé. Se dirige-t-on vers une coopération réelle entre les Etats-Unis et la Russie sur le dossier syrien ?
A. D. V. : Les objectifs de Moscou et de Washington en Syrie ne sont pas encore exactement les mêmes. A l'inverse des Russes, les Américains ne souhaitent pas maintenir Bachar Al-Assad au pouvoir. Mais l'enjeu pour eux n’est plus non plus de le renverser. C'est tout de même un progrès. Aujourd’hui le pragmatisme de Donald Trump est intéressant, même si on le lui reproche beaucoup et qu'on l'accuse d'être trop proche des Russes. Pour l'instant, il ne cède pas sur le dossier syrien. Sur ce dossier, d'ailleurs, il n'y a pas vraiment de raisons pour les Américains d'aller très loin dans la confrontation avec les Russes. Il y a au contraire un intérêt énorme à coopérer avec eux pour pouvoir se concentrer sur des zones plus stratégiques : l'Europe du Nord et la défense des pays de l'Est, mais aussi surtout le pivot asiatique et la lutte contre l'irrédentisme chinois en mer de Chine.
Que les Turcs soient contents ou non, l'administration Trump ne lâchera pas les Kurdes
Dans cette optique, Donald Trump a compris qu'il ne servait à rien de se disputer de manière grave avec Moscou dans la mesure où ils ont un ennemi commun : l'islamisme radical. Il s'agit d'une différence notable avec l'administration Obama – qui ne savait pas trop ce qu'elle voulait elle-même – qui oscillait entre la lutte contre Bachar Al-Assad et le ni-ni. Ici Donald Trump montre qu'il a compris que la cible prioritaire en Syrie était l'islamisme radical. Que les Turcs soient contents ou non, l'administration Trump ne lâchera pas les Kurdes. J'avais peur de cela lorsque le nouveau président américain a rétabli de bonnes relations avec Recep Tayyip Erdogan et qu'il a déclaré que c'était un grand allié. Je trouve donc le choix actuel très bon. Aujourd’hui, les Américains et les Russes ont des intérêts en Syrie – non pas encore identiques – qui peuvent converger dans certains domaines. C'est un progrès par rapport à d'autres dossiers mais ce n'est pas valable partout dans le monde. Chaque dossier est différent. Il n'y a pas une entente générale entre les Etats-Unis et la Russie. De nombreux problèmes subsistent entre les deux pays. Mais en Syrie, et peut-être même en Irak, des ententes sont possibles.
Sur certains points, les Américains et les Russes peuvent avoir une entente au moins aussi forte que celle entre les Russes et les Iraniens
RT France : Peut-on imaginer à plus long terme que l'entente s'étende également à l'Iran ou le pas est-il trop grand pour les Etats-Unis ?
A. D. V. : Avec l'Iran, la situation est bien plus difficile. Les Russes eux-mêmes ne sont pas du tout d'accord avec les Iraniens sur de nombreux détails en Syrie. Ils sont du même côté, mais ils n'ont pas les mêmes objectifs. Il arrive très souvent que les forces russes soient forcées d'obliger les troupes pro-iraniennes chiites à respecter certains accords, par exemple ceux sur l'évacuation des rebelles. Les Russes et les Iraniens sont souvent en désaccords sur les tactiques vis-à-vis des Turcs ou des rebelles. Moscou se retrouve parfois très ennuyé par le fanatisme de leurs alliés chiites iraniens. Il ne faut donc pas non plus exagérer l'entente entre la Russie et l'Iran. Elle n'est pas parfaite. Loin de là. Sur certains points, les Américains et les Russes peuvent avoir une entente au moins aussi forte que celle entre les Russes et les Iraniens.
La Russie peut être un pont qui permette non pas de trouver une entente parfaite mais une conciliation globale
Du côté américain, il est certain qu'il est très difficile de s'entendre avec les Iraniens car l'objectif stratégique de l'Iran est d'affaiblir les alliés majeurs des Etats-Unis dans la région. C'est à dire les pays sunnites. L'Iran et l'Amérique n'ont donc absolument pas les mêmes intérêts. C'est d'ailleurs là que la Russie peut jouer un rôle très important. Elle peut être un trait d'union, un intermédiaire entre Téhéran et Washington pour trouver des solutions pragmatiques. Il n'y aura bien sûr pas de réconciliation mais sur le dossier syrien – je dis bien dans un dossier ponctuel, cela ne peut pas marcher en général – la Russie peut permettre d'éviter aux Américains et aux Iraniens de s'affronter directement. L'inverse est possible. L'Amérique est un allié de la Turquie, mais dans le conflit syrien, ils ont des intérêts totalement opposés. Alors que les troupes américaines comptent sur les Kurdes comme forces majeures contre Daesh, Ankara a placé comme objectif principal d'éliminer les Kurdes syriens trop liés pour eux au PKK turc. Dans les deux cas, la Russie – puisqu'elle commence à avoir des visions convergentes avec Washington vis-a-vis de l'ennemi commun qu'est l'islamisme djihadiste – peut être un pont qui permette non pas de trouver une entente parfaite mais une conciliation globale.
On ne peut pas négocier en imposant des conditions impossibles et irréalistes. On doit tenir compte de tous les acteurs. La diplomatie ce n'est pas ce qu'on aime, c'est ce qui existe
RT France : Il y a actuellement une course contre la montre entre les troupes turques, les forces kurdes et celles du gouvernement syrien, pour atteindre Raqqa et être le premier à lancer l'offensive contre Daesh. Peut-on là aussi espérer des actions coordonnées ou s'attendre à un bain de sang entre les différents acteurs ?
A. D. V. : Pas forcément un bain de sang. Il est certain qu'aujourd'hui les Turcs veulent être les premiers, les Kurdes le souhaitaient aussi, mais ils sont en train de s'entendre avec le régime syrien pour ne pas laisser la Turquie arriver la première. Les Iraniens aimeraient bien aussi avoir leur part. Les Russes se retrouvent, là aussi, à être une force tampon. De toutes les forces ennemies de Daesh, la Russie est un peu un coagulant, un intermédiaire et un soutien aérien majeur pour tous ceux qui veulent déloger les terroristes.
Il ne faut pas se voiler la face, il y a une lutte acharnée entre les différents acteurs kurdes, turcs, russes, iraniens, pro-iraniens chiites et l'armée gouvernementale syrienne pour récupérer des territoires. La concurrence va être acharnée. En ce sens, il est bon que les grandes puissances se rencontrent, discutent et trouvent des solutions. C'était d'ailleurs un peu l'objectif de Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan après un an de crise. L'idée était de se dire : «On ne peut pas faire une guerre mondiale donc partageons-nous des zones d'influence, essayons d'éviter de nous confronter. On a beau ne pas avoir les mêmes objectifs et si tous les ennemis ne sont pas les mêmes, nous en avons un en commun : Daesh.» Voilà pourquoi à mon avis, il faut trouver une solution politique et qu'il ne faut écarter personne. L'erreur majeure des Occidentaux, au début de la crise, a été d'écarter les Iraniens et les Russes ainsi que de poser comme condition l'éviction du régime et le départ de Bachar Al-Assad. C'était irréaliste. On ne peut pas négocier en imposant des conditions impossibles et irréalistes. On doit tenir compte de tous les acteurs. La diplomatie ce n'est pas ce qu'on aime, c'est ce qui existe. C'est le domaine du possible.
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