Les militaires américains sur le sol syrien montrent, pour Richard Labévière, le manque de stratégie des Etats-Unis sur le terrain comme dans les pourparlers et qui viennent s'ajouter à l'imbroglio d'intérêts qui «favorise les factions terroristes.»
RT France : Le Pentagone a confirmé le 6 mars la présence de troupes américaines au sol dans la région de Manbij, dans le nord de la Syrie afin de donner un «signe visible de dissuasion» aux différents belligérants présents dans cette zone. Ce choix vous semble-t-il cohérent ou risque-t-il d'entraîner une hausse des tensions ?
Richard Labévière (R. L.) : Comme toujours les Américains – qui sur la Syrie ne savent absolument pas quoi faire – préfèrent maintenir plusieurs dizaines de forces spéciales déployées sur les terrains les plus conflictuels – en ce moment près d'Al-Bab au cœur de la zone kurde syrienne et non loin de Raqqa – pour voir comment les choses tournent, mais également pour suivre le mouvement des troupes turques fortement engagées dans cette zone. Les Etats-Unis n'ont en réalité pas vraiment de stratégie ou de plan, si ce n'est de continuer à vouloir une partition du pays comme ils l'ont fait en Irak, en Libye et ailleurs. Ils maintiennent un certain nombre d'unités engagées sur le terrain ne serait-ce que pour réaliser le marquage au sol de cibles pour leurs chasseurs bombardiers et faire la liaison entre certains groupes, soit d'un côté les Forces démocratiques syriennes – qui sont un paravent d'unités d'armées kurdes auxquelles ils ont livré 15 tonnes de matériel dont des blindés – et de l'autre en fournissant de l'information satellitaire à l'armée turque. Washington couvre ainsi les deux percées principales des blindés et de l'artillerie turcs dans la zone de Raqqa et d'Al-Bab.
Tant sur le plan militaire que diplomatique, les Etats-Unis n'ont pas la main. Ils agissent plutôt en réaction aux initiatives russes à Astana et aux avancées de Genève qui se déroulent sans leur intervention
Le Pentagone actuellement a donc une approche un peu contradictoire, notamment sur la question kurde, et pas véritablement de plan ni d'agenda. Cela contraste avec les efforts engagés par la diplomatie russe à Astana I et II et par la relative réussite de la réunion des Nations unies à Genève sous la direction de Staffan de Mistura qui marque l'étape d'un processus. Tant sur le plan militaire que diplomatique, les Etats-Unis n'ont pas la main. Ce ne sont pas eux qui décident. Ils agissent plutôt en réaction aux initiatives russes à Astana et aux avancées de Genève qui se déroulent sans leur intervention. A tel point que le bruit a couru aux Nations unies, à Genève – où j'étais récemment – que les Américains étaient très en colère contre Staffan de Mistura accusé de faciliter le travail de la Turquie et les positions de l'Iran – mais aussi d'autres parties du conflit. C'est la raison pour laquelle a couru la rumeur d'un limogeage de Staffan de Mistura à la demande des Américains. Ce bruit est récurrent depuis fin janvier et le lancement des pourparlers d'Astana I. D'autres bruits circulent et ont été relayés par plusieurs organes de presse sur un plan en préparation au Pentagone pour envisager le déploiement de 30 000 soldats américains en Syrie. Tout cela est encore pour l'instant à l'état de fuites. D'autant plus que le fait que l'état-major du Pentagone fasse de la planification n'est pas inconcevable. C'est presque de la routine. Nous n'avons pas à ce stade d'éléments probants qui confirment la mise en œuvre de ce nouveau déploiement qui romprait avec le choix de l'administration Obama d'éviter les opérations lourdes – préférant les interventions légères soit par drone, soit par forces spéciales en opérations clandestines, ou encore en formant des groupes supplétifs, des armées privées ou des mercenaires comme cela a été le cas notamment en Afghanistan et en Irak.
La stratégie américaine est assez balbutiante, si ce n'est brouillonne
On voit bien que le Pentagone prend ses marques avec la nouvelle administration Trump sur la gestion de ce conflit. La lecture de la stratégie américaine est assez balbutiante, si ce n'est brouillonne. On ne voit pas très bien ce qu'il se passe. On ne comprend pas très bien comment les Américains gèrent leurs intérêts à plus long terme. Cela se vérifie sur la question kurde qui sera certainement une des dimensions essentielles de l'évolution actuelle du conflit en Syrie. L'autre dimension importante sera la bataille pour reprendre Raqqa. A ce jour, les forces supplétives des Américains mènent une course de vitesse contre l'armée gouvernementale syrienne et ses alliés traditionnels que sont les pasdaran iraniens et le Hezbollah libanais.
Avec l'évolution du conflit sur le terrain, on voit resurgir cette entente tacite entre les formations kurdes et le gouvernement d'Assad
RT France : Vous parlez des discussions à Astana et Genève. Damas et les Forces démocratiques syriennes (FDS) – la coalition arabo-kurde soutenue par les Etats-Unis – viennent de passer un accord sur le nord de la Syrie. La présence au sol américaine risque-t-elle de mettre à mal les discussions et négociations entre les acteurs locaux de ce conflit ?
R. L. : Le premier élément de réponse que l'on peut donner est que l'on voit s'esquisser – mais là encore il faut être prudent – un réchauffement des relations entre les forces kurdes et le gouvernement syrien. Ce n'est pas nouveau. Depuis le début de la généralisation du conflit armé en Syrie à partir de 2013, on a vu le PYD adopter une posture de ni-ni : n'être ni contre Bachar Al Assad ni contre les autres acteurs, afin d'essayer de garantir une sorte d'autonomie interne du Kurdistan syrien en sein de la Syrie historique. Les députés kurdes au parlement de Damas prenaient bien garde de rappeler régulièrement qu'il ne s'agissait pas pour les Kurdes de Syrie de demander leur indépendance. On a observé depuis quelques années une sorte de cohabitation entre les différentes forces kurdes – le PYD notamment – et les autorités syriennes. Avec l'évolution du conflit sur le terrain, on voit resurgir cette entente tacite entre les formations kurdes et le gouvernement d'Assad. Ce dernier a promis depuis longtemps à certains responsables politiques kurdes syriens, dans le cadre de la reconstruction économique et politique du pays à venir, un statut relatif d'autonomie interne – à discuter et préciser dans ce que seront la nouvelle constitution et le nouveau cadrage politique du pays en discussions à Genève. Que les Kurdes de Syrie essaient de s'entendre à nouveau avec le gouvernement syrien n'est donc pas une première. C'est plutôt la poursuite d'un processus engagé depuis le début du conflit.
Tout ce que l'on sait c'est que les Américains ont intensifié les vols de reconnaissance pour effectuer du renseignement et, vraisemblablement, pour établir une nouvelle cartographie des opérations menées sur le terrain
A ce contexte s'ajoute la question de la présence militaire américaine. Ce que l'on peut dire avec certitude, c'est qu'il y a une relative coordination des opérations aériennes notamment entre Washington et Moscou sur les opérations et les plans de vol pour éviter des accidents aériens. Au delà de cela, on remarque surtout que l'attitude du Pentagone dans cette phase de passage de témoin entre deux administrations est attentiste. Il n'y a pour l'instant pas de directives très claires venant de la Maison Blanche. Cela explique que le Pentagone produise de la planifications tous azimuts, envisageant différents scénarios dont l'option haute de déploiement de 30 000 hommes. Les plans alternatifs – plus traditionnels par rapport à l'administration d'Obama – sont de favoriser des opérations légères des forces spéciales voire de soutenir des factions supplétives amies. Dans ces factions supplétives, on retrouve les Kurdes mais également certains groupes djihadistes – dit modérés selon la dénomination des capitales occidentales, dont certains soutenus et financés par l'Arabie Saoudite. On est donc dans une situation en Syrie assez transitoire, que je qualifie de grise, de clair-obscur et dans laquelle on a du mal à voir émerger une ligne précise du Pentagone dans l'engagement et la gestion de ses forces dans la région. Tout ce que l'on sait est que les Américains ont intensifié les vols de reconnaissance pour effectuer du renseignement et, vraisemblablement, pour établir une nouvelle cartographie des opérations menées sur le terrain dans la région de Al-Bab et Raqqa. Ils poursuivent également l'objectif de surveiller les initiatives des colonnes de blindés de l'armée turque, à l'heure où Ankara s'impose comme un acteur principal dans la région.
L'Iran, malgré ses difficultés économiques actuelles, fait partie des trois pays qui aspirent à devenir la grande puissance régionale
RT France : Vous mentionnez la coordination entre Washington et Moscou. Or, justement, les généraux des forces présentes en Syrie russe, américain et turc se sont rencontrés le 7 mars. Il manque à l'appel une puissance étrangère pourtant impliquée dans le conflit syrien : l'Iran. Peut-on imaginer une coordination à l'avenir qui inclurait aussi Téhéran ?
R. L. : C'est ce que Staffan de Mistura essaie de créer à terme. Il tente de créer une dynamique de groupe de contact un peu similaire à ce qui avait été fait pour les guerres balkaniques ayant débouché en 1995 sur les accords de Dayton. Dans ce sens, une dynamique de médiation politique et diplomatique inclusive devrait tenir compte du rôle et du poids de l'Iran dans le conflit.
Néanmoins, il faut rappeler que la dernière réunion entre les chefs d'état major américain, russe et turc avait pour but de constituer à minima une planification pour éviter les accidents entre les différentes aviations. Ces planifications n'ont pas débouché – à ce que l'on sache – sur une coordination militaire ou des objectifs communs et partagés. Cet enjeu relève plus des négociations qui se déroulent à Genève.
S'il est vrai que le rôle de l'Iran est majeur dans la région appuyant l'armée gouvernementale syrienne – aidé dans cette stratégie par l'armée russe, le Hezbollah et d’autres factions chiites notamment d'Afghanistan – les Iraniens ont un agenda et des intérêts pétroliers et gaziers qui ne sont pas toujours à l'unisson des intérêts russes. L'Iran entre en ce moment en période électorale avec l'élection présidentielle le 17 mai prochain. Or, le pays est dans une situation économique difficile, n'ayant pas vu le retour de l'investissement étranger attendu et étant sous le coup de nouvelles sanctions américaines. Il y a donc un double débat qui anime l'opinion publique en Iran. Un premier considère que l'accord sur le nucléaire iranien de juillet 2015 n'a pas servi à grand chose. Le second interroge sur l'intérêt d'engager des moyens et d'avoir des victimes parmi les soldats iraniens en Syrie. L'ayatollah Khamenei et le président Hassan Rohani ont répété dernièrement qu'il s'agissait de se battre contre les takfiristes et les factions djihadistes en Syrie pour avoir à éviter de le faire sur le territoire iranien lui même, rappelant ainsi la doctrine officielle mais le débat existe.
La Turquie nourrit une double obsession : celle de restaurer les grandeurs de l'empire ottoman et sa zone d'influence turkmène en Asie centrale mais aussi celle d'empêcher l'émergence de toute entité kurde
L'Iran a donc un agenda intérieur strict et des intérêts régionaux qui ne correspondent pas immédiatement à ceux de la Russie. Il faut bien comprendre que l'Iran, malgré ses difficultés économiques actuelles, fait partie des trois pays qui aspirent à devenir la grande puissance régionale. Téhéran se heurte dans cette ambition à l'Arabie Saoudite et à la Turquie - la deuxième armée de l'Otan.
Ankara reste dans une situation diplomatique qui joue alternativement avec Moscou et Washington. On est dans cette situation grise et intermédiaire où l'évolution de la Turquie suscite beaucoup de questions tant dans ses dérives intérieures autoritaires que sur le plan extérieur dans la mesure où la Turquie nourrit une double obsession : celle de restaurer les grandeurs de l'empire ottoman et sa zone d'influence turkmène en Asie centrale mais aussi celle d'empêcher l'émergence de toute entité kurde en Iran, en Irak et en Syrie voire les zones tenues par le PKK en Turquie.
Il est certain que cette situation de guerre de tous contre tous favorise non seulement Daesh mais également d'autres factions terroristes et mafieuses
RT France : Cet imbroglio d'intérêts de chaque acteur du conflit et qui retarde la possibilité d'une action conjointe contre Daesh ne joue-t-il pas en quelque sorte le jeu des terroristes qui ont ainsi le temps, malgré les défaites sur le terrain, de trouver des portes de sortie et de nouvelles stratégies ?
R. L. : On peut comparer ce conflit à la guerre de 30 ans en Europe qui a opposé le Saint Empire catholique aux puissantes protestantes entre 1618 et 1648. Dans ce contexte, La France bien que pays catholique avait fait des alliances de revers contre l'Espagne et le Saint-Empire. On a, à partir de la Défenestration de Prague, un conflit qui a ensanglanté l'Europe pendant 30 ans. Je ne dis pas que la guerre en Syrie durera trente ans également mais c'est une guerre que j'appelle «civiloglobale» car elle superpose quatre niveaux de conflictualité : Washington opposé à Moscou, L'Arabie Saoudite face à L'Iran, la Turquie contre les Kurdes et enfin les djihadistes globaux - Al-Qaida comme canal historique - rivalisant avec les djihadistes locaux - les combattants de Daesh qui veulent renverser les pouvoirs sunnites en Irak et en Syrie. A ce contexte très composite avec une dynamique de guerre asymétrique s'ajoute la démultiplication des acteurs et des factions djihadistes et terroristes - qui changent presque quotidiennement de noms, d’allégeance et d'alliance. Il est certain que cette situation de guerre de tous contre tous favorise non seulement Daesh mais également d'autres factions terroristes et mafieuses. Les grandes compagnies de grand banditisme vivent de cette guerre et en profitent pour mettre en coupe réglée des villages et des populations entières.
La Turquie restera un hub et une niche de redéploiement des groupes terroristes
Dans ce contexte là, des services de renseignements non seulement occidentaux, mais également russes, travaillent sur la cartographie de «l'après Daesh» ? Que veut-on dire par là ? Ce sont les 3000 combattants Ouïghours - qui avec leurs familles sont 8000 chinois à l'est d'Idlib - vont partiellement rentrer dans leur pays, dans le nord ouest de la Chine, y poursuivre le djihad. C'est une partie des combattants étrangers tchétchènes, du Daguestan et d'autres zones du Caucase qui vont rentrer en Russie et qui - vraisemblablement toujours avec l'appui de l'Arabie Saoudite et des Etats-Unis - seront des facteurs de déstabilisation dans les anciennes républiques soviétiques musulmanes aux frontières de la fédération de Russie. Vous aurez également des factions djihadistes qui vont se replier en Turquie. La Turquie restera un hub et une niche de redéploiement des groupes terroristes vers le Proche et Moyen-Orient voire aussi vers l'Asie ainsi que de l'autre côté vers la bande sahélo-saharienne en Afrique avec ses remontées criminogènes par les flux de migrants via la Méditerranée pouvant impacter les pays européens comme on a pu le voir en France, en Belgique ou en Allemagne. Voila la configuration de l'«après Daesh» qui a déjà commencé.
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