La politique migratoire de l'Europe est désastreuse et chaotique, alors que l'Union européenne doit contrôler les flux de réfugiés et migrants et s’attaquer aux racines de la crise au Moyen-Orient, estime le philosophe Slavoj Zizek.
Dans une interview exclusive pour RT, le philosophe a déclaré que l'un des plus grands problèmes de la politique migratoire de l'Europe est qu'elle est menée dans une perspective néocolonialiste se concentrant sur ce qu'on appelle le «fardeau de l'homme blanc» et la «culpabilité».
Cependant, selon lui, ce serait une erreur de blâmer l'Europe pour tous les problèmes du Moyen-Orient et de prétendre que les réfugiés sont des victimes aveugles qui n'ont aucune responsabilité dans la crise.
«Je pense que le fait de réduire l'autre à une victime aveugle impuissante, qui n'a pas de responsabilité, est une autre version de ce qui, à l'époque colonialiste, était appelé «le fardeau de l'homme blanc», a-t-il expliqué. «Ceux qui prétendent être les plus ouverts aux migrants ou aux réfugiés, en vérité, les traitent d'une manière ouvertement raciste et condescendante».
D’après Zizek, l'Europe devrait changer «fondamentalement» sa manière de penser et éviter le «piège de l'auto-apitoiement».
L'Europe est en déficit d’une force politique qui sait ce qu'elle veut
«Le fait que des millions veulent aller en Europe, ne prouve-t-il pas que les gens voient encore quelque chose en l'Europe ?», a-t-il questionné, soulignant qu'il soutient l'idée d'une Europe unie, mais pas la «démocratie anonyme européenne de Bruxelles».
«Le problème, avec l'Europe, n’est pas qu’elle est en déficit de démocratie, mais qu’elle est en déficit d’une force politique qui sait ce qu'elle veut».
Les Européens doivent «poser des questions» et se rendre compte du fait que les musulmans ont affaire à de multiples problèmes internes, qu'il s'agisse de radicalisation par des groupes comme Daesh, ou du fossé sectaire entre les sunnites et les chiites.
«Nouvel axe du mal» ?
En outre, Zizek a noté que le rôle des forces extérieures dans les conflits actuels du Moyen-Orient doit être pris en compte. Il s’est référé à ce qu'il qualifie d’un «nouvel axe du mal» dans la région, en affirmant que ses principaux «éléments» sont la Turquie, Israël et l'Arabie Saoudite.
«Nous savons maintenant qu’Israël et l'Arabie Saoudite collaborent ouvertement sur les questions de sécurité, de politique [...] militaire et ainsi de suite. Ce nouveau front, c’est surtout contre leurs adversaires chiites. C’est un fait crucial et la source des troubles».
Zizek accuse l'Europe d’ouvrir facilement ses frontières aux réfugiés à un moment où de riches pays arabes du Golfe n’en acceptent «pratiquement aucun».
Le récent accord controversé entre l'Union européenne et la Turquie [...] est «l’accord le plus honteux» de l’Europe
«Qu'en est-il des pays arabes richissimes – beaucoup plus riches que l'Europe –, qui sont plus proches de la zone de crise, comme l'Arabie Saoudite, le Qatar, les Emirats Arabes Unis ? Ce sont des pays sunnites ; la plupart des réfugiés sont des musulmans sunnites», souligne-t-il, faisant par ailleurs remarquer que, en attendant, la Turquie, qui accueille les réfugiés, poursuit «sans pitié» son propre agenda dans cette crise.
L’accord d’échange sur les migrants avec la Turquie est «honteux, contraire à l'éthique»
Zizek estime que le récent accord controversé entre l'Union européenne et la Turquie, qui verra la Turquie reprendre tous les migrants qui arrivent en Grèce en échange d’une aide financière versée au cours des trois prochaines années et s’élevant à six milliards d’euros, est «l’accord le plus honteux» de l’Europe.
Une autre condition qui pourrait être ajoutée à l'accord permettera aux citoyens turcs de voyager sans visa dans les pays de l’UE à partir de fin juin.
«L'accord est totalement contraire à l'éthique. [L'UE] fait un compromis avec un Etat qui est en partie responsable de la crise», estime le philosophe.
Tandis que la Turquie serait en train de «prétendre qu’elle lutte contre le terrorisme» dans la région, en réalité, elle ne fait que sévir contre les Kurdes, qui sont «l'une des rares [forces] dans le Nord de la Syrie qui se battent vraiment contre Daesh», poursuit Zizek.
Si les choses restent comme elles sont, dans cinq ans l'Europe ne sera plus l'Europe, et non pas à cause de l'islamisation, mais à cause de la prédominance de la population anti-immigrés
Erdogan a commencé à attaquer les Kurdes de peur que les résultats de la dernière élection ne soient pas ceux escomptés: «Il a inventé cette nouvelle crise avec les Kurdes et l'opération était très vicieuse. Il espérait réussir à empêcher le parti kurde d'entrer au parlement.»
Le philosophe dresse un avenir sombre pour la démocratie turque :
«Les Kurdes sont victimes d'un problème plus fondamental qui concerne la société turque. Quelle sera la Turquie qui émergera maintenant ? Il y a deux ans, il y avait de grandes manifestations à Istanbul. [Les autorités] projettent sur un ennemi extérieur leur propre antagonisme interne».
«Militarisez le processus de migration ou faites face à un chaos, un fossé encore plus large»
En fustigeant les efforts actuels de l'UE visant à faire face à la crise des migrants, Zizek a offert son propre concept pour s'attaquer au problème qu'il a appelé la «militarisation» - non pas celle de l'espace européen, mais des points chauds d'émigration frappés par la guerre. Il a expliqué que, à son avis, les Etats européens devaient établir une base militaire pour «organiser des ponts aériens et réguler l'immigration» en Syrie et en Libye.
Il a qualifié l'état actuel des choses d’un «fiasco politique de l'Europe... un scandale», en ajoutant que les flux migratoires sont «simplement désorganisés».
Le sale boulot a été laissé aux petits pays des Balkans devant discrètement arrêter le flux de réfugiés
La position du philosophe, quand à l'avenir de l'Europe, est originale : «Il faut aider les réfugiés, mais pas de cette manière chaotique. Si les choses restent comme elles sont, dans cinq ans l'Europe ne sera plus l'Europe, et non pas à cause de l'islamisation, mais à cause de la prédominance de la population anti-immigrés.»
Pour l'instant, les politiques de l'UE créent des divisions entre les voisins européens.
«Ces pays de l'Europe occidentale jouent à un sale jeu. La chancelière allemande, Angela Merkel, a lancé une grande invitation, mais quand les réfugiés ont été trop nombreux, [elle] n'a pas voulu [se] salir les mains en donnant un coup d’arrêt à [la machine lancée]. A la place, le sale boulot a été laissé aux petits pays des Balkans devant discrètement arrêter le flux de réfugiés», affirme le philosophe.
En outre, pour lui, l'idée selon laquelle les différentes cultures peuvent coexister pacifiquement est un «rêve» : «Quand différentes cultures vivent dans un même Etat, mais ont des modes de vie différents, ils se traitent les uns les autres de manière différente».
Certaines limites éthiques (par exemple la liberté de choix des femmes) ne sont pas négociables. Nous devrions être plus affirmatifs vis-à-vis de nos valeurs
A titre d'exemple, il a évoqué les attaques des musulmans extrémistes contre les homosexuels aux Pays-Bas, au Danemark et en Allemagne.
En outre, Zizek a affirmé que, chaque année, en Allemagne, plus de 2 000 jeunes filles musulmanes échappent à leurs familles et cherchent protection auprès de l'Etat, ce qui crée une charge supplémentaire sur le budget du pays.
«L'Europe doit être ouverte aux réfugiés, mais nous devons être clairs : qu'ils [s’intègrent] dans notre culture. Certaines limites éthiques (par exemple la liberté de choix des femmes) ne sont pas négociables. Nous devrions être plus affirmatifs vis-à-vis de nos valeurs», a déclaré le philosophe, car pour lui : «L'Europe signifie quelque chose de noble – les droits de l'homme, la sécurité sociale, les programmes sociaux pour les pauvres. Tout cela représente l'héritage européen.»
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