Critères d'asile, politique en Syrie : la France au pied du mur après l'attentat de Conflans ?
Après l'attentat de Conflans-Sainte-Honorine qui a coûté la vie à Samuel Paty, plusieurs éléments de l'affaire font état d'une situation délicate pour l'Etat français, confronté à certains choix du passé.
Le 16 octobre 2020, à la sortie du collège du Bois-d'Aulne, à Conflans-Sainte-Honorine, le professeur d'histoire-géographie Samuel Paty (47 ans) est sauvagement décapité par Abdoullakh Anzorov, 18 ans. Fait notable, malgré l'issue tragique de la traque dont l'enseignant avait fait l'objet pour avoir utilisé des caricatures de Mahomet dans un cours d'éducation civique sur la liberté d'expression, la situation avait été jugée «apaisée» par le renseignement territorial, quatre jours avant le drame.
Alors que se pose la question d'une sous-évaluation de l'affaire, celle-ci s'avère d'autant plus épineuse pour l'Etat français qui, sur décision de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), avait octroyé en 2011 l'asile politique au père du jeune Anzorov, russe de Tchétchénie. En outre, on sait désormais que le bourreau de Samuel Paty entretenait ces derniers mois des liens avec des combattants rebelles de la province d'Idleb, en Syrie. Dossier doublement délicat pour la France qui, par le passé, a reconnu avoir armé la rébellion dans ce pays, même si elle assure n'être venue en aide qu'à la rébellion «démocratique».
Un statut de réfugié politique qui fait polémique
«Pour avoir octroyé, en 2011, une protection à la famille de l’auteur de l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine, [d]es juges de la [CNDA] sont attaqués avec virulence par des comptes Twitter, proches notamment de l’extrême droite», rapporte Le Monde dans un article daté du 22 octobre. Selon le journal, «le déchaînement de haine» aurait démarré après la mise en ligne, par le fondateur du site identitaire Fdesouche, du jugement en question, qui faisait figurer le nom de plusieurs membres de la juridiction.
RT France a consulté le document en question, que nous soulignons avoir obtenu d'une autre source que le site Fdesouche cité par Le Monde. Nous précisons par ailleurs qu'à défaut d'avoir pu valider son authenticité auprès de la CNDA, cette dernière nous a confirmé qu'elle avait bien rendu, en 2011, son jugement sur l'affaire susmentionnée. Selon ce document donc, l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) ainsi que la Pologne auraient, en amont de la décision finalement prise par la CNDA, rejeté les demandes d'asile d'Abouyezid Anzorov, le père de famille.
Mais en 2011, dans le cadre d'une demande à la Cour, Abouyezid Anzorov aurait insisté, expliquant être dans le collimateur des autorités russes, admettant également son implication dans la mouvance séparatiste tchétchène, celle-là même qui a été à l'origine d'une vague d'attentats meurtriers en Russie. «[Abouyezid Anzorov] craint de subir des persécutions pour des motifs politiques en raison de son soutien aux combattants tchétchènes [qu'il a notamment] hébergés et pour lesquels il a également servi de chauffeur à trois reprises», peut-on par exemple lire dans le jugement de la CNDA obtenu par RT France.
Comment se fait-il que des dizaines de milliers de Tchétchènes ont été accueillis en France, alors qu'il y avait parmi eux de nombreux individus soupçonnés d'activité terroriste ?
Contacté par nos soins, Bruno Guigue, ancien haut fonctionnaire au ministère de l'Intérieur, est pour sa part catégorique quant à l'authenticité du document. Particulièrement attaché au droit d'asile qu'il décrit comme «une tradition française parfaitement respectable», l'ancien haut fonctionnaire se montre toutefois dubitatif quant à son usage par la France pendant la crise tchétchène, du milieu des années 1990 jusqu'à la fin des années 2010 : «On peut légitimement se poser des questions sur la responsabilité politique de l'Etat, concernant l'usage qu'il a fait du droit d'asile pendant les guerres de Tchétchénie. Comment se fait-il que des dizaines de milliers de Tchétchènes ont été accueillis en France, alors qu'il y avait parmi eux de nombreux individus soupçonnés d'activité terroriste, par la Russie, un pays souverain avec qui nous avions des relations diplomatiques ?», s'interroge-t-il.
Pour rappel, selon le Centre d'analyse du terrorisme, cité le 21 octobre par France info, «300 individus tchétchènes seraient [actuellement] fichés au FSPRT [Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste], soit autour de 3% des 8 000 fiches toujours actives». De son côté, Le Monde relève que «la France octroyait de façon très majoritaire sa protection au cours des deux guerres de Tchétchénie». «Ce n’est plus le cas aujourd’hui», explique le journal selon qui «tous statuts confondus [...] il y aurait autour de 60 000 Tchétchènes en France», chiffres de l'OFPRA à l'appui.
Le terroriste de Conflans échangeait avec des rebelles d'Idleb, en Syrie... où la France a armé la rébellion
Avant de passer à l'acte, le bourreau de Samuel Paty était en contact «avec au moins deux djihadistes se trouvant en Syrie», ainsi que l'a rapporté le 23 octobre Le Parisien, précisant qu'il s'agirait de combattants situés dans la région d'Idleb, dernière poche terroriste du pays à laquelle est confrontée l'armée syrienne. Toujours selon Le Parisien, l'exploitation du téléphone du jeune Tchétchène a permis de mettre en évidence son intérêt, entre autres, pour le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTS), très présent dans cette province syrienne. Une faction qui correspond au «dernier avatar d’Al-Qaïda [...] placé sous perfusion militaire turque», explique Bruno Guigue dans une analyse de la situation en Syrie, parue le 22 octobre sur RT France.
«Le fait qu'Anzorov était en relation avec des rebelles d'Idleb souligne la relation entre l'attentat qu'il a commis et la politique étrangère de la France, qui continue d'imposer des sanctions à la Syrie, dont le gouvernement est précisément toujours en lutte contre les extrémistes d'Idleb», estime aujourd'hui l'analyste politique, selon qui le fait que le groupe islamiste en question ait démenti toute implication dans l'assassinat de Samuel Paty, n'a rien de surprenant : «HTS n'a jamais revendiqué d'attentat dans notre pays [...] Ils voient la France comme un allié objectif car elle continue de s'indigner à chaque tentative des armées russe et syrienne d'avancer dans la province d'Idleb», souligne encore Bruno Guigue.
Alors que la France vient de subir un attentat perpétré par un individu entretenant des liens avec des islamistes en Syrie, il se trouve que Paris a par le passé reconnu avoir armé la rébellion dans ce même pays où, avant d'opérer plusieurs reculs sur le sujet, la diplomatie française a longtemps affirmé vouloir faire du départ de Bachar el-Assad un préalable à toute transition politique. «Le président François Hollande confirme pour la première fois que la France a soutenu la "rébellion syrienne démocratique" en lui livrant des armes. Il s'agit de "matériel conforme aux engagements européens"», révélait Le Monde le 20 août 2014. «Seules les brigades affiliées à l'Armée syrienne libre (ASL), la branche modérée de l'insurrection anti-Assad, ont bénéficié de cette aide. Selon une source diplomatique, le Front islamique, une coalition de groupes armés d'inspiration islamiste, voire salafiste pour certains, n'a reçu aucune arme française», affirmait le même quotidien dans un second article publié le lendemain.
Fait notable, à l'époque-même où François Hollande confiait avoir livré des armes (canons, mitrailleuses, lance-roquettes et missiles antichars...) à l'ASL, celle-ci s'avérait déjà dépassée sur le terrain par ses éléments djihadistes et salafistes. En tout état de cause, les effectifs de cette même ASL ont par la suite fusionné avec «l'Armée nationale syrienne», conglomérat de groupes rebelles soutenu depuis plusieurs années par la Turquie dans la province syrienne d'Idleb, notamment face aux forces gouvernementales de Damas. En outre, certains de ses combattants sont aujourd'hui utilisés comme mercenaires en Libye et dans le Haut-Karabagh...
Fabien Rives