Jacques Sapir est directeur d’Études à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales, dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS), le groupe de recherche IRSES à la FMSH

Après le 9 mars

Après le 9 mars© Jean-Paul Pelissier Source: Reuters
Manifestation de la CGT contre la proposition de la loi «Travail» à Marseille, le 9 mars 2016.
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«Il ne suffit pas de crier son opposition à la loi «Travail», il ne suffit pas d’aller dans des manifestations. Il faut organiser le mouvement à la base, lui donner des formes démocratiques» estime Jacques Sapir.

Les manifestations du 9 mars dernier ont été des succès significatifs. Elles annoncent une montée en puissance de la mobilisation contre la «loi Travail», qu’elle soit rebaptisée ou non. Mais, ces manifestations, et celles qui suivront durant ce mois, posent le problème de leur réel débouché. Car, on devine bien quelle sera la stratégie du gouvernement : faire le gros dos, lâcher deux ou trois concessions pour détacher un ou deux syndicats du front contre cette loi (et la CFDT apparaît comme toute désignée dans cette opération), et faire passer l’essentiel de cette loi. Le problème est d’autant plus important que l’on voit bien, à droite, s’organiser une indécente «course à l’échalote». Alain Juppé se prononce en faveur de cette loi, pour être doublé sur sa droite par NKM qui veut interdire le CDI aux jeunes arrivant sur le marché du travail, tandis que François Fillon rajoute quelques dizaines de milliards aux économies qu’il prétend réaliser si jamais il était élu. Les hebdomadaires de cette droite, de l’Express au Point se déchainent contre le mouvement social et chantent les louanges d’Emmanuel Macron. Ce ne sont point les chiens qui sont lâchés, car ces animaux ne méritent point l’indignité de cette comparaison, mais bien les hyènes.

Nos gouvernants entendent enfermer leur électorat dans le dilemme suivant : soit vous votez pour nous, soit ce qui se profile à l'horizon sera bien pire

L’hypothèse de la grève générale

Il faut se poser la question de la nature du mouvement qui pourra imposer une défaite aux projets désastreux du gouvernement, et imposer un changement radical de la politique économique qui détermine en réalité la politique sociale. Une issue s’impose, mais elle est à l’évidence improbable : celle de la grève générale. On voit bien la réticence dans les appareils syndicaux devant un tel mot d’ordre. Et, assurément, un mot d’ordre de grève générale ne se lance pas n’importe comment. Une grève générale est un affrontement majeur avec le pouvoir politique. Le risque d’une défaite doit être méticuleusement pesé, car cette défaite pourrait avoir des conséquences incalculables. Un mot d’ordre de grève générale se lance quand le mouvement social est à l’offensive, ce qui n’est pas encore le cas. Par ailleurs, et au-delà de ces problèmes de stratégie, il faut comprendre que les directions réformistes des principales centrales syndicales sont largement opposées à ce type de mot d’ordre. Une grève générale ne pourrait être lancée que sur la base de comités d’action unissant les travailleurs, les futurs travailleurs (les jeunes) et les exclus du travail. C’est à cette condition qu’elle aurait une chance raisonnable de réussir. Rien ne dit que ces comités d’action, qui seraient de véritables Comités d’Action de la Révolte Sociale, ne se constitueront pas dans le cadre de cette mobilisation. Mais, aujourd’hui, le mot d’ordre de grève général serait prématuré. Il faut donc penser dans quelles conditions on peut peser sur les choix gouvernementaux et dans le même temps préparer les luttes futures.

Il faut refuser de se laisser embarquer dans une logique de "second tour" et affirmer qu’il y a une autre solution : celle de l’abstention

Déjouer le piège de l’Elysée

On voit bien la stratégie de nos gouvernants. Ils sont persuadés, et ils n’ont pas tort sur ce point, qu’une élection se gagne (ou se perd) au deuxième tour. Ils entendent donc enfermer leur électorat dans le dilemme suivant : soit vous votez pour nous, quoi que vous puissiez penser de nous, soit ce qui se profile à l’horizon est bien pire. C’est là tout le sens des appels à une «primaire» de la «gauche», comme si il y avait encore un terrain commun entre François Hollande, Manuel Valls, et des électeurs désireux réellement de faire avancer le progrès social en France. C’est aussi là le sens des appels à l’unité que l’on entend ici ou là, et même au sein des adversaires de la loi «Travail». C’est là le piège qu’il nous faut déjouer.

Il faut refuser de se laisser embarquer dans une logique de «second tour» et affirmer qu’il y a une autre solution : celle de l’abstention. Non de l’abstention honteuse, ou tardive, mais de l’abstention revendiquée haut et fort comme une arme visant à la fois les infâmes calculs politiciens de ces stratèges en chambre de l’Elysée, et visant la légitimité du candidat du système qui pourrait être – au pire – l’élu de 2017. Car, il est clair que si un Alain Juppé ou quelque autre cheval de retour de l’ex-UMP était élu avec 50% d’abstention, sa légitimité serait très faible, et il serait vulnérable immédiatement à un mouvement social contre les ordonnances dont il entend faire usage pour légiférer par décret.

Il suffit que ce mot d’ordre soit repris par une fraction de l’électorat de gauche et il condamne le "Deuxième Parti Du Patronat" à une défaite ignominieuse

Il faut donc s’organiser à la base autour d’un noyau de propositions dont le refus de prise en compte entraînerait l’abstention. C’est une arme puissante pour déstabiliser le Deuxième Parti Du Patronat (ou DPMP) soit le P «S» dont c’est devenu le nom réel. Car, s’il est une chose qui terrifie ces apparatchiki c’est bien la perte des postes, des prébendes, des sinécures que leur rapporte le scrutin majoritaire à deux tours.

Une autre stratégie est possible

Ceci n’est nullement l’équivalent d’un retrait sur l’Aventin. C’est une forme de chantage, car il faut bien user de ce mot, disant que tout candidat qui ne rejetterait pas la loi «Travail», quelque soit sa forme définitive, mais aussi la réforme du collège et d’autres mesures lamentables prises depuis 2012, ne pourrait compter sur les voix des électeurs de gauche. Si des comités d’action peuvent s’organiser sur cette base, ils sont susceptibles de peser sur les représentations politiciennes de nos gouvernants. Ces comités, qui pourraient d’ailleurs inclure dans leurs propositions d’autres choses à ce noyau (loi «Travail» et refus de la réforme des collèges) dont l’évidence saute aujourd’hui aux yeux, pourraient par ailleurs être le premier pas vers la constitution des Comités d’Action De la Révolte Sociale. Ils permettraient de réaliser une véritable unité à la base entre militants de différents partis (et pas tous nécessairement de gauche) mais aussi militants inorganisés et méfiants quant aux divers partis aujourd’hui en présence, en dégageant un minimum de points d’accord. Si nos gouvernants s’obstinent (ces cannibales…) dans la voie funeste qui est la leur, voie qui est dictée tout à plein par l’Euro et par la réglementation de l’Union européenne, alors ces comités feront campagne pour une abstention active au second tour de l’élection présidentielle et des élections législatives qui suivront. Or, il suffit que ce mot d’ordre soit repris par une fraction de l’électorat de gauche et il condamne le DPDP (qui se fait appeler le P «S») à une défaite ignominieuse.

Il faut savoir et comprendre qu’une mobilisation comme celle qui est en train de se constituer, a besoin de lieux dans laquelle elle s’enracine si elle veut survivre aux événements qui ne manqueront pas de survenir. Il ne suffit donc pas de crier son opposition à la loi «Travail», même s’il faut le faire. Il ne suffit donc pas d’aller dans des manifestations. Il faut organiser le mouvement à la base, lui donner des formes démocratiques, ou s’attendre à toutes les trahisons.

Source : russeurope.hypotheses.org

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