La fronde sociale étouffée par le Covid ?

Des manifestants marchent dans la fumée au cours d'une mobilisation à Marseille contre la réforme des retraites, en janvier 2020.© Daniel Cole Source: AP
Des manifestants marchent dans la fumée au cours d'une mobilisation à Marseille contre la réforme des retraites, en janvier 2020 (image d'illustration).
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Relégués à l'arrière-plan par la pandémie et la mobilisation contre les restrictions sanitaires, les grèves et mouvements sociaux se sont pourtant multipliés récemment. Même si les syndicats ressortent affaiblis du mandat d'Emmanuel Macron.

I. «Epidémie» de grèves

«Il n'y a plus de grèves en France», affirmait en février 2020 la députée européenne LREM Nathalie Loiseau, alors que le mouvement contre la réforme des retraites se poursuivait, après des manifestations puissantes pendant l'hiver 2019-2020. Les syndicats, qui n’avaient pas réussi à se «connecter» au mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019, avaient semblé alors reprendre du poil de la bête. Qu’en est-il en 2022, après deux années de pandémie et en pleine campagne présidentielle ? Le leader de la Confédération générale du travail (CGT), Philippe Martinez, s’est fait rare sur les plateaux, tandis que la crise sanitaire, entre fermetures temporaires et développement massif du télétravail, a dispersé les collectifs de salariés, ne rendant pas la tâche des syndicalistes aisée.

Pourtant, malgré la prédominance de l'épidémie dans l'actualité, la fronde sociale est toujours là, des grèves ayant éclaté dans une série de secteurs pour protester contre des salaires trop faibles, notamment chez les travailleurs de la «deuxième ligne» (travailleurs de la propreté, du commerce, de la sécurité…).

La question du rôle des syndicats dans la campagne se pose donc, alors que la thématique du pouvoir d’achat apparaît pour l’instant assez peu, malgré le fait qu’il s’agisse d’une des principales préoccupations des Français. Et pour cause, rarement les marges des entreprises n’ont été aussi élevées, et alors que l’inflation est de retour et que les prix de l’énergie augmentent fortement, la pression s’accroît pour des augmentations de salaires.

Carrefour, Auchan, Leroy-Merlin, Sephora, Décathlon, FNAC, Arkema, Dassault Aviation, Labeyrie, Transdev... la liste des entreprises ayant connu des conflits s'est considérablement allongée ces derniers mois, avec des mouvements plus ou moins longs (quelques heures de débrayage à Décathlon, huit semaines avec 100% de grévistes dans les dépôts seine-et-marnais de Transdev), mais tous motivés par la volonté d'agrandir sa «part du gâteau» salarial d'autant plus que les entreprises ont versé des dividendes plutôt confortables à leurs actionnaires. Et contrairement aux prévisions du début de la pandémie, il n'y a pas eu de vague massive de suppressions de postes, tandis que le soutien de l'Etat a permis aux entreprises de rester à flot : «Leur situation financière est plutôt bonne et les marges restent élevées», relevait ainsi Mathieu Plane, directeur adjoint du département analyse et prévision de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), auprès de L'Express

La meilleure négociation des dix dernières années chez Décathlon

La mobilisation des salariés n'a rien d'évident dans certaines entreprises. «Chez Décathlon, il y a un turn-over élevé et de nombreux jeunes employés : ils n'ont pas beaucoup de points de comparaison et peuvent avoir peur de s'engager dans une grève», explique Sébastien Chauvin, délégué syndical central CFDT, interrogé par RT France. L'entreprise a pourtant connu son premier mouvement de grève nationale en octobre sous la forme d'un débrayage de quelques heures. Renouvelé en novembre, le mouvement a permis d'ouvrir la voie à des négociations. «On a obtenu 3,1% d’augmentation générale et une "prime Macron" de 400 euros : on aurait évidemment souhaité plus, mais c’est la meilleure négociation des dix dernières années chez Décathlon», explique Sébastien Chauvin. Et même dans une entreprise telle que Dassault Aviation, qui n'avait pas connu de grève depuis 2000 «la grogne sociale perdure», rapportent Les Echos, avec des mouvements de grève et des manifestations organisés par la CGT et la CFDT sur plusieurs sites, ralentissant la production des avions Rafale fraîchement vendus. Chez les transporteurs de fonds enfin, un appel à la grève illimitée a été lancé le 13 janvier chez Loomis, l'un des deux seuls opérateurs en France avec la Brink's : l'intersyndicale réclame 95 euros brut d'augmentation mensuelle alors que la direction en propose 25. «On va vers un mouvement dur», a commenté le délégué syndical CGT John Monfray, qui a précisé à l'AFP n'avoir pas vu une telle mobilisation «depuis les grosses grèves de mai 2000».

Les mouvements de protestation interviennent aussi quasiment deux ans après les déclarations d'Emmanuel Macron en avril 2020 au sujet du «monde d'après» la pandémie. «Il nous faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd'hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal», avait souligné le chef de l'Etat, évoquant notamment, parmi les travailleurs de la «deuxième ligne» : les «chauffeurs routiers, livreurs, électriciens, manutentionnaires, caissiers et caissières, [...] éboueurs, personnels de sécurité et de nettoyage». D'où un effort du ministère du Travail pour identifier les métiers concernés et les revaloriser de manière pérenne, au-delà d'une prime exceptionnelle versée au sortir des différents confinements. Tout en écartant une hausse du SMIC, Elisabeth Borne a affiché sa volonté de pousser les branches professionnelles concernées - qui comptent plus de 4,5 millions de salariés - à prévoir un calendrier de négociations, en vue améliorer la situation des intéressés.

«Plusieurs branches ont négocié des accords portant revalorisation des salaires», relève le rapport de la mission dédiée à la reconnaissance des travailleurs de la deuxième ligne remis le 19 décembre, en soulignant que «l'écart entre les salaires de la deuxième ligne et ceux de la moyenne des salariés du secteur privé est important (environ -30%)». Ainsi, dans les secteurs de la propreté, du déchet et dans le commerce de détail, des revalorisations de salaires ont déjà été négociées. Mais dans d'autres branches, «des négociations annuelles obligatoires sont en cours (par exemple transports routiers de marchandises et de voyageurs, commerce alimentaire), avec des perspectives incertaines à ce stade», constatent les auteurs. Pour la sécurité, secteur dont les salariés ont été très sollicités, une augmentation de la masse salariale de +10% est envisagée, «pour qu’elle soit effective en 2023», précise le document. «Le bilan est mitigé», reconnaissait l’économiste Christine Erhel, l'une des deux rapporteuses, auprès de Libération fin décembre.

Nouveaux rapports de force sur le marché du travail 

Le mouvement pour l'augmentation des salaires est appelé à s'inscrire dans la durée, selon la CGT, qui annonçait le 15 décembre qu'«avec la multiplication des luttes dans les entreprises et les avancées obtenues, la CGT n’entend pas lâcher la pression. D’autant qu'après plusieurs mois d’incertitude, la reprise de la croissance et les difficultés de recrutement ont fait évoluer le rapport de force». La pandémie a en effet débouché sur des pénuries de main-d'œuvre, principale difficulté évoquée par les entreprises ces derniers mois, avant les problèmes d'approvisionnement. Ces difficultés à pourvoir des postes modifient les rapports de force sur le marché du travail puisque les recruteurs doivent proposer de meilleures conditions aux candidats pour espérer les attirer. «Les millions de salariés payés au SMIC après des années d’expérience n’en peuvent plus des heures à pointer aux aurores, de rentrer lorsque tout le monde dort, des pauses en pleine journée», relevait Le Parisien mi-décembre à propos de cette évolution. Les employeurs de l'hôtellerie-restauration ont notamment  dû proposer des augmentations de salaire et des aménagements d'horaires face à la désertion des employés du secteur. Les négociations se sont poursuivies en janvier et ont abouti à une revalorisation de 16% en moyenne sur les salaires, un effort «historique» selon les employeurs. Tenant compte de cette conjonction entre inflation et pénurie de main-d'œuvre, la Banque de France a quant à elle estimé en fin d'année 2021 que les salaires progresseraient à un rythme proche de 4% en 2022 et qu'en 2023-2024, ils continueraient d'augmenter à un rythme soutenu, autour de 3%, soit un rythme «supérieur à celui de la période 2012-2019 et proche de celui du début des années 2000».

Augmentation des prix : «Les Gilets jaunes étaient sortis pour moins que ça», rappelle Sébastien Chauvin

Le retour de l'inflation se répercute en effet de manière très concrète sur les prix de l'alimentation et de l'énergie. En décembre, elle a ainsi atteint le niveau de 2,8% en glissement annuel, selon les estimations provisoires de l'Insee : dans ce contexte, les gains de salaires, qu'ils soient obtenus par la grève ou par la négociation, sont immédiatement grignotés. Selon Boris Plazzi, membre du bureau confédéral de la CGT, les revendications salariales sont d’autant plus justifiées qu’«il y a une inflation très forte en ce moment, notamment sur les produits de première nécessité tels que l’alimentation (les desserts à +4,4%, les pâtes +3,8%, les fromages +3%), les carburants (depuis trente ans, c’est en moyenne +5 % par an), les factures d’énergie (+20,1% entre octobre 2020 et octobre 2021)», précisait-il dans l'Humanité

Dans le cas du mouvement chez Labeyrie, les syndicats n’ont ainsi obtenu qu’une augmentation de 2,25% des salaires, quand les grévistes demandaient 10%, ce qui «ne couvrira même pas l’inflation des prix à la consommation», observait Mediapart en décembre. L'institut Rexecode, plutôt proche du patronat, est pessimiste sur ce point : selon ses prévisions, «le pouvoir d'achat par ménage devrait se dégrader en 2022 et 2023», rapportent Les Echos

Une tendance qui préoccupe les autorités : la commission des Finances du Sénat a ainsi auditionné, le 12 janvier, plusieurs économistes sur «les perspectives et les conséquences à moyen terme» de la forte hausse des prix en France. Un phénomène qui fait dire à Sébastien Chauvin que «les 100 euros d’indemnité inflation ne suffisent pas quand on voit l’augmentation des prix du gaz et de l’essence», en rappelant que «les Gilets jaunes étaient sortis pour moins que ça». Selon le syndicaliste, qui a répondu à RT France, le sujet du pouvoir d'achat va monter en puissance pendant la campagne : «L’actualité est étouffée par les protocoles et mesures journaliers, mais dès que la vague refluera, on va se reconcentrer sur les sujets essentiels, du quotidien.»

Une partie des syndicats, dont la CGT et FO ainsi que cinq syndicats de la fonction publique, appellent en tout cas à une journée de mobilisation  interprofessionnelle «sur les salaires et l'emploi» le 27 janvier, espérant une plus grande mobilisation que l'édition précédente du 5 octobre 2021, qui avait été relativement peu fournie (85 000 manifestants en France selon l'Intérieur, deux fois plus selon la CGT). Un fond de l'air revendicatif que les candidats à la présidentielle ne sauraient ignorer.

II. Des syndicats affaiblis

Les grèves qui ont éclaté tout au long de l'automne et de l'hiver n'ont pas forcément été lancées par les syndicats, relevait également Mediapart. Laurent Berger, pour la CFDT, reconnaissait ainsi avoir «été surpris» par ces mouvements. Rappelant que les représentants syndicaux «ont un rôle souvent difficile, [...] subissent beaucoup de pression, parfois même un peu de discrimination», il estimait assez normal que ceux-ci «deviennent plus prudents», alors que, «de l’autre côté, il y a une exaspération de la part de salariés qui n’arrivent plus à finir le mois».

Le bilan des ordonnances de 2017, un «massacre» ?

Le fait que les syndicalistes ne reçoivent pas un traitement de faveur n'est certes pas nouveau : en revanche, l'affaiblissement structurel des organisations syndicales est bien à mettre au bilan du quinquennat d'Emmanuel Macron. Dès septembre 2017, les ordonnances signées en direct à l’américaine portaient une profonde réforme du code du travail, à commencer au niveau des instances représentatives du personnel (IRP). Fini le triptyque délégués du personnel-comité d’entreprise-CHSCT (comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail), remplacé par un seul conseil social et économique (CSE). Créés en 1982, les CHSCT ont cependant cédé la place à des CSSCT (commissions sécurité, santé et conditions de travail), mais celles-ci ne sont obligatoires que dans les établissements de plus de 300 salariés, contre 50 salariés précédemment.

Quatre ans après la réforme, le Comité d’évaluation des ordonnances a remis son rapport le 16 décembre 2021, et s'est monté critique sur plusieurs points. «Le passage à une instance unique limite le nombre de réunions et le traitement de mêmes sujets dans différentes instances – mais conduit à une mise sous tension», relèvent les auteurs, puisque les élus se voient contraints de gérer un très grand nombre de sujets, au risque du surmenage. «Commence à pointer un problème d’attractivité des mandats, avec un risque de décrochage… à tel point que l’on peut se demander si, lors du renouvellement des instances, il y aura assez de candidats dans les entreprises», alertait Marcel Grignard, l'un des auteurs du rapport, auprès de Syndicalisme Hebdo. Autre motif d’inquiétude : la centralisation des instances conduit à une perte de proximité. Le Comité d’évaluation souligne ainsi que seuls 25% des accords de mise en place des CSE prévoient des représentants de proximité, censés tenir le rôle des anciens délégués du personnel, soit autant de relais en moins sur le terrain pour faire remonter les demandes des salariés.

Du côté des syndicats, la critique est quasi-unanime. Dans une chronique signée dans Les Echos, Laurent Berger évoque «un appauvrissement dramatique du dialogue social, dans tous les sens du terme : appauvrissement matériel par réduction drastique des moyens humains pour représenter ses collègues, appauvrissement de la prise en compte des réalités concrètes du travail, appauvrissement du dialogue par surcharge des ordres du jour». Lors d'une conférence de presse tenue le 7 janvier, il a réitéré ses critiques : «La réforme de 2017 a fait une confiance aveugle aux employeurs pour concrétiser les objectifs affichés par les ordonnances tout en leur donnant les moyens d'y échapper. Cet ''en même temps'' a fait une victime : la qualité du dialogue social», a-t-il cinglé. FO s'exprime dans des termes quasi-identiques, relevant une «dégradation générale du dialogue social», tandis que «les réclamations présentées auparavant par les délégués du personnel ont du mal à trouver leur place dans les réunions».

«C'est un massacre», assène Gérard Filoche, ancien inspecteur du travail, répondant à RT France. Selon lui, «on comptait, avant les ordonnances, environ 425 000 salariés avec un mandat ; aujourd’hui, il en reste moins de 200 000», avec pour conséquences des élus surchargés, moins d'informations de la part des employeurs, et au final une «destruction de l’Etat de droit dans l’entreprise». Une vision que ne partage pas Dominique Andolfatto, professeur de science politique à l'Université de Bourgogne-Franche-Comté et spécialiste du syndicalisme lui aussi interrogé par RT France : «Les ordonnances ont renforcé un phénomène déjà à l'œuvre depuis longtemps, celui de la professionnalisation des syndicalistes». Bien loin de la figure du militant haranguant les salariés à l'entrée de l'usine, c'est «la figure du syndicaliste qui négocie, pour le bien des salariés mais aussi en tenant compte des intérêts de sa section syndicale et de son organisation» qui s'est imposée de plus en plus. Faisant de plus en plus ressembler les syndicats à «une armée mexicaine, bien fournie en colonels mais peu en troupes», estime le chercheur.

Ce qui n'est pas sans rapport avec le rendez-vous raté des syndicats avec le plus grand mouvement social du quinquennat d'Emmanuel Macron, à savoir celui des Gilets jaunes. « C'est la première fois que l’histoire sociale n’a pas été écrite par les syndicats», souligne Dominique Andolfatto, rappelant que ceux-ci ont été un temps indifférents, voire hostiles au mouvement né sur les ronds-points. Avant de tenter, pour la CGT du moins, des rapprochements dont une manifestation en commun le 5 février 2019, tandis que plusieurs actions ont réuni syndicalistes et Gilets jaunes sur le terrain, par exemple lors du blocage d'un entrepôt d'Amazon en février 2019 également. «Ça n’a pas vraiment accroché», tempère Dominique Andolfatto, rappelant que le mouvement des Gilets jaunes, spontané et inorganisé, regroupant à la fois salariés, petits patrons et indépendants, présentait «une sociologie et une histoire très différentes de celles des syndicats». «Ils ne pouvaient qu’avoir des difficultés pour se rencontrer», constate l'universitaire.

Plus largement, explique Gérard Filoche, la faiblesse des syndicats s’explique par un changement du côté du pouvoir, quelle que soit la couleur de la majorité : «Ils ont été battus durant les 15 dernières années», observe l'ancien inspecteur du travail, avançant que «depuis Nicolas Sarkozy, la négociation n’existe plus», Manuel Valls ayant pris le relais, avant qu'Emmanuel Macron ne suive le même chemin du refus de céder face aux manifestations et revendications syndicales. «A partir du moment où le pouvoir ne négocie plus, les syndicats sont évidemment affaiblis», conclut Gérard Filoche.

Les accords de performance collective, ou le «revolver sur la tempe»

Par ailleurs, d’autres mécanismes créés par les ordonnances de 2017 permettent d’affaiblir le contre-pouvoir que peuvent constituer les syndicats dans l’entreprise : c’est le cas de l’accord de performance collective (APC), un nouveau type d’accord collectif qui permet de modifier la durée du travail (suppression de RTT ou de congés, augmentation de la durée de travail sans augmentation de salaire…), de baisser les salaires (suppression de primes, baisse des majorations…) et de modifier l'organisation et les conditions de travail (mobilité géographique, changement de poste…). L'APC peut être adopté après signature des organisations syndicales ayant recueilli plus de 50% des suffrages exprimés, mais, si une OS représentant 30% des suffrages est d’accord, il peut être validé par référendum. Ce qui permet quelques manœuvres avec des syndicats minoritaires.

Les clauses de ces accords se substituent à celles des contrats de travail des salariés, et si ces derniers les refusent, leur licenciement est réputé justifié et ils ne bénéficient pas de l'accompagnement prévu en cas de licenciement collectif pour motif économique. Un véritable «revolver sur la tempe», dénonçait la revue de la CGT la Nouvelle Vie Ouvrière en septembre 2020, qui n’a pas tardé à trouver des applications concrètes et à susciter la résistance des salariés. Un exemple éloquent a été fourni avec la grève, à l’automne 2021, des salariés de Bergams Grigny (Essonne), afin de renégocier un APC qui a abaissé les salaires jusqu'à 800 euros par mois et augmenté le temps de travail de 20 à 30%, la direction invoquant la nécessité de «restaurer les marges de l’entreprise». Un accord pour le moins particulier, narre la NVO, qui évoque «un référendum interne bien retors : convocations individuelles des salariés par catégorie ethnique (Maghrébins, Africains, Indiens et Asiatiques) en vue d'encourager chaque communauté à signer le référendum préalable à l'APC». «C'est ce qui a déclenché la guerre entre les syndicats, puis entre les salariés de différentes ethnies », a expliqué à la revue Daniel Esmara, délégué syndical FO. Et d'ajouter que, face aux résistances, la direction a envoyé ses cadres jusqu'au domicile des salariés le soir pour leur faire «entendre raison».

Le cas est certes extrême, mais le mécanisme a fait des dégâts ailleurs, à la «faveur» de la crise sanitaire : chez Derichebourg, entreprise sous-traitante d’Airbus située près de Toulouse, un APC a ainsi imposé au printemps 2020 des baisses de revenu aux salariés qui l'ont acceptées. 160 employés (10% de l’effectif) de Derichebourg l'ont refusé et ont été licenciés, les autres l'ayant accepté plus par peur du chômage que par conviction.

«L’entreprise n’a même pas besoin de démontrer l’existence de difficultés économiques pour proposer la signature d’un tel accord», dénonçait la CGT en 2020, constatant qu'«il suffit qu’elle prétende qu’il est nécessaire au fonctionnement de l’entreprise» et qu'elle «n’a pas l’obligation de prendre des engagements en termes d’emploi», sans être non plus «tenue de prévoir que les concessions faites par les salariés auront pour contrepartie la garantie qu’ils ne seront pas licenciés». «Quant à l’usage des APC, qui reste limité quantitativement, il est parfois marqué par un déséquilibre en faveur des employeurs», a prudemment concédé le Comité d’évaluation des ordonnances, fin décembre 2021.

III. Les syndicats dans la campagne et les propositions des candidats 

Dans ce contexte d'affaiblissement, mais aussi de fragmentation persistante, quel rôle les différents syndicats entendent-ils jouer ? Forte de sa première place dans le secteur privé, la CFDT a indiqué qu'elle restera fidèle à plusieurs principes dans cette campagne, dont l'indépendance : «Elle ne soutient aucun candidat, et aucun d’eux ne pourra se prévaloir de son soutien», insiste la centrale. Cependant, «être indépendant ne veut pas dire être neutre» : la CFDT entend porter sa voix via son «Pacte du pouvoir de vivre», élaboré avec plus de 60 associations (dont la Cimade et Oxfam) et plus de 90 propositions pour «peser sur la présidentielle». La candidate socialiste Anne Hidalgo a ainsi rencontré Laurent Berger le 11 janvier pour échanger sur ces propositions, et des rendez-vous ont été pris avec l'écologiste Yannick Jadot (EELV), Valérie Pécresse (LR) et Jean-Luc Mélenchon (LFI). Les organisations du Pacte tiendront aussi, à partir de mi-février, une série de sept ou huit «meetings» à Paris et en province. La CFDT envisage enfin d'accueillir début mars les différents candidats au siège de la Confédération, comme elle l'avait fait en 2017. «Elle retrouve un peu goût à la politisation, et sort de la "niche syndicale", après s'être beaucoup concentrée sur un syndicalisme "efficace" dans l'entreprise», observe Dominique Andolfatto.

De plus, la CFDT souhaite «ne pas se laisser emmener sur des problématiques portées par l’extrême droite et ne pas la laisser prospérer», rejetant sans ambiguïté «sa vision mortifère de la société». Un positionnement semblable à celui de la CGT, qui appellera très probablement, fidèle à sa tradition, à voter contre «l'extrême droite». «Les deux centrales sont très vigilantes et excluent rapidement leurs adhérents qui prennent ouvertement position en faveur de l'extrême droite», note Dominique Andolfatto. Pour autant, «les syndicats ne peuvent pas ignorer la progression de ce vote chez les ouvriers et les employés», ajoute-t-il : 15% des sympathisants de la CGT avaient voté pour Marine Le Pen en 2017, et lors des régionales de 2021, plus de 10% des sympathisants de la CFDT avaient voté pour le Rassemblement national, contre 7% lors de l'élection présidentielle de 2017, relevait Le Figaro. Force ouvrière, «sans doute l'organisation la plus disparate du paysage syndical» selon Dominique Andolfatto, avait pour sa part vu un quart de ses sympathisants accorder leurs suffrages à la candidate frontiste en 2017. 

Pour en revenir à la CGT, sa campagne sur les salaires ne suffira sans doute pas à mettre fin aux tiraillements à l'œuvre entre plusieurs courants et fédérations depuis plusieurs années. «Il faudrait dire "les CGT", et ce depuis longtemps», décrypte Dominique Andolfatto, selon qui la centrale voit cohabiter en son sein «une aile sociale-réaliste et une plus radicale». Des tensions qui s'étaient notamment traduites, sur fond de repli aux élections professionnelles, par un congrès difficile pour Philippe Martinez en mai 2019, même s'il avait été reconduit à la tête de l'organisation.

Outre les difficultés à se positionner par rapport au mouvement des Gilets jaunes, le «virage vert» pris par la CGT récemment, avec des initiatives communes aux côtés de Greenpeace ou des Amis de la Terre, qui avaient manifesté avec les raffineurs de Grandpuits (Seine-et-Marne) début 2021, «ne font pas l’unanimité en interne», soulignait Politis en mai 2021. L'hebdomadaire mentionnait ainsi les «interrogations» soulevés par ce virage écologique, voire «des réactions franchement hostiles de certaines composantes du syndicat», dont celle de la puissante fédération des cheminots.

Mais la CGT et la CFDT ne résument pas le syndicalisme français, qui compte aussi des organisations plus «radicales», telles que Solidaires, investie dans les luttes de «sans» (droits ou papiers) : le syndicat prévoit d'ailleurs une «grève féministe» le 8 mars pour revaloriser «les métiers invisibilisés des femmes». Il faut y ajouter la CFE-CGC, syndicat de cadres qui a évolué ces dernières années, notamment depuis l'arrivée de François Hommeril à sa tête en 2016, vers une posture plus critique. Le dirigeant s'est ainsi montré particulièrement virulent à propos de la réforme de l'assurance-chômage, en n'hésitant pas à critiquer ouvertement le gouvernement sur la situation de l'hôpital public.

«Hommeril s’est un peu radicalisé et est parfois assez proche de la CGT», confirme Dominique Andolfatto, selon qui le syndicat de l'encadrement veut tracer une «troisième voie entre les positions "gauchistes" de la CGT et les positionnements trop "gentils" de la CFDT». On observe un peu le même mouvement à la CFTC : les syndicats "réformistes" remuent plus qu’avant», conclut le chercheur.

Les propositions des candidats à la présidentielle pour augmenter les salaires

Si tous les candidats à l'élection présidentielle se prononcent en faveur de l'augmentation des salaires, les solutions proposées sont très hétérogènes. Le 10 janvier, Valérie Pécresse a indiqué sur France Info qu'elle souhaitait que «l'Etat prenne à sa charge une partie des cotisations retraite qui sont sur les salaires» afin de «pouvoir augmenter les salaires dès cette année d'au moins 3% hors inflation» et «jusqu'à 10%». Interrogée sur l'augmentation du coût du travail que cela implique pour les entreprises, la candidate LR a fait savoir qu'elle lancerait «une grande conférence salariale» dès le mois de juin pour que «les entreprises prennent une part dans l'augmentation des salaires» sans les y forcer. Fidèle à son credo libéral, elle a fait part de son intention de «libéraliser le temps de travail» : les entreprises, rendues ainsi plus profitables, pourront redistribuer davantage. Enfin, Valérie Pécresse veut «augmenter la participation» et empêcher le versement de dividende pour les actionnaires «s’il n’y en a pas pour les salariés». Dans le secteur public, où la candidate souhaite supprimer 150 000 postes, il s'agirait de revaloriser les salaires des enseignants et des soignants. «On fera, métier par métier, une réflexion sur les évolutions salariales nécessaires dans la fonction publique», a répété la candidate LR. Valérie Pécresse a estimé, par ailleurs, qu'il est possible «d'aller vers des augmentations de revenus très fortes en permettant de racheter les RTT», déplorant que «beaucoup de RTT dans le public ne sont pas prises et sont perdues».

Lors de son premier grand meeting de campagne, Eric Zemmour a quant à lui évoqué une hausse du salaire net équivalant à 100 euros par mois, via une baisse de la contribution sociale généralisée (CSG) de 9 % à 2,5% pour les salaires nets mensuels jusqu’à 2 000 euros. Le 18 janvier, il a également proposé sur BFMTV que «le coût de l’essence des huit millions de salariés qui vont au travail en voiture soit pris en charge à 50% par l’employeur».

Du côté du RN, Marine Le Pen entend actionner le levier des exonérations de charges, comme elle l'a prôné dans une tribune intitulée «Le travail doit payer» parue dans Les Echos en novembre. Elle prévoit, dans le cadre d'un «contrat d'entreprise», que «toute hausse de salaire de 10% accordée à l'ensemble des salariés gagnant jusqu'à trois fois le Smic» s'accompagne d'une exonération de cotisations patronales pour les entreprises accordant cette augmentation. Il s'agit pour Marine Le Pen, qui ne précise pas s'il s'agit d'un Smic brut ou net, à la fois d'«augmenter les salaires et de préserver la capacité des entreprises françaises à rester profitables et compétitives». La candidate souhaite plus globalement que l’Etat puisse «créer un écosystème» qui incite à «augmenter les salaires». Quant au leader des Patriotes, Florian Philippot, son programme évoque de manière moins plus générale «une fiscalité juste qui récompensera le travail et pénalisera la rente non productive».

A gauche, resserrer les écarts de salaires

A gauche, la problématique des salaires passe d'abord par l'augmentation du SMIC. Le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, propose de le porter à 1 400 euros net par mois, soit le même niveau que celui proposé par le communiste Fabien Roussel, à 1 800 euros brut par mois. L’écologiste Yannick Jadot prévoit quant à lui de porter le salaire minimum à 1 500 euros net par mois, ainsi que d'ouvrir «de grandes négociations par secteur visant à augmenter les salaires». La socialiste Anne Hidalgo, enfin, propose un SMIC revalorisé de 15%, soit 200 euros net par mois et un salaire minimum à 1 450 euros nets.

Par ailleurs, les partis de gauche portent des propositions pour limiter les écarts de rémunération : le programme de La France insoumise «l'Avenir en commun» prévoit ainsi de «limiter l’écart de 1 à 20 entre le salaire le plus bas et le salaire le plus haut dans une entreprise». Anne Hidalgo retient la même fourchette de revenus, mais en proposant de «rendre non déductibles de l’impôt sur les sociétés les rémunérations qui sont vingt fois supérieures au plus petit salaire d’une entreprise».

Le président sortant Emmanuel Macron n'a lui pas encore dévoilé ses propositions. Sur la boucle Telegram «Action Macron» mettant en avant les réalisations du quinquennat, c’est la suppression des cotisations chômage et maladie sur les fiches de paye qui est mise en avant, ainsi que la prime d’activité rehaussée après le mouvement des Gilets jaunes : «La majorité présidentielle a revalorisé le travail», y affirment ses partisans. Selon l'éditorialiste des Echos Cécile Cornudet, le chef de l'Etat voit d'ailleurs plus de risque pour sa réélection «dans une éventuelle flambée sociale, dans le retour sous une autre forme des "gilets jaunes", que chez ses adversaires politiques». Et notamment dans le secteur public, où la gestion de la crise sanitaire, ajoutée à des conditions salariales peu satisfaisantes, a entraîné plusieurs mouvements de protestation, notamment dans l'Education nationale : lors de la journée du 13 janvier, tous les syndicats, encadrement compris, avaient convergé. Sous réserve de reflux de l'épidémie, il n'est pas certain que la France reste «humble, silencieuse, au travail», comme l'avait saluée le chef de l'Etat le 12 janvier, ajoutant une nouvelle «petite phrase» à celles qui ont déjà parsemé tout son quinquennat.

Mathieu Laurent

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