L'économiste Jacques Sapir explique en quoi l'élection de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste témoigne du processus démocratique à la différence des primaires françaises.
La réélection triomphale de Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste samedi 24 septembre est une nouvelle importante. Elle montre ce qu’est une véritable démocratie, à mille lieux des «primaires» qui sont organisées en France, tant à droite qu’à «gauche». Mais, cette réélection met Jeremy Corbyn au pied du mur. Il devra impérativement clarifier sa position sur le «Brexit» sous peine de se voir laminer tant par un parti conservateur qui semble rompre avec l’héritage thatcheriste que par l’UKIP, le parti souverainiste, qui a prouvé à de nombreuses reprises qu’il est en mesure de contester aux travaillistes leur base populaire et ouvrière.
La mort du blairisme
La réélection de Jeremy Corbyn a marqué la défaite irréfutable de la tendance «blairiste» au sein du parti travailliste. Corbyn a rassemblé sur son nom 61,8% des suffrages, soit 313 209 voix contre 193 229 voix à son adversaire, M. Owen Smith. Le nombre de participants, plus de 500 000, est en lui-même significatif. Il montre que 77% des adhérents ont voté, un taux de participation qui ferait les choux gras de n’importe quel dirigeant aujourd’hui. Cela montre que Corbyn a été réélu par 45,6% du corps électoral du parti travailliste, ce qui confère à cette élection une très grande légitimité. Owen Smith, son adversaire, avait pourtant le soutien de la majorité des parlementaires et des élus du parti, et il était parfaitement représentatif de ce que l’on a appelé le «neo-Labour» dont Tony Blair fut l’apôtre. C’est ce courant qui semble en voie de liquidation par le vote qui a renouvelé à Jeremy Corbyn la confiance de son parti.
Outre la critique de la politique économique et sociale de Tony Blair, ses responsabilités dans le déclenchement sur la base de mensonges de l’invasion de l’Irak pèse désormais sur lui
Il est vrai que l’étoile de Tony Blair a bien pâli dans son pays, alors qu’il est encore présenté comme un modèle par certains milieux dits «de gauche» en France. Outre la critique de sa politique économique et sociale, ses responsabilités dans le déclenchement sur la base de mensonges de l’invasion de l’Irak pèse désormais sur lui. Il n’est pas impossible d’ailleurs qu’il ait à répondre de cet acte devant un tribunal dans les mois qui viennent. Si ce devait être le cas, ce serait un exemple et aussi un signal pour tous ces dirigeants qui ont menti effrontément pour engager leur pays dans des opérations militaires, et l’on pense ici à la Libye. En effet, un rapport parlementaire britannique expose que l’intervention de la Grande-Bretagne et de la France fut déclenchée sur la base d’informations fausses, de mensonges parfaitement connus des dirigeants de l’époque. Que ce soit David Cameron ou Nicolas Sarkozy et Alain Juppé (ce dernier en tant que ministre des Affaires étrangères), ces personnes ont quelques soucis à se faire.
La démocratie contre les «primaires»
La réélection de Jeremy Corbyn est aussi importante car elle montre bien la différence entre un processus réellement démocratique et des processus qui n’ont de démocratique que l’apparence, comme c’est le cas des «primaires» en France. Dans le vote pour la désignation du chef du parti travailliste seuls votaient les adhérents. Il n’était pas possible à des gens ayant voté conservateur, ou pour quelque autre parti de venir, moyennant la signature d’une vague «charte des valeurs», choisir le chef du parti travailliste qui sera, dans le cas d’une victoire aux élections législatives, automatiquement désigné comme Premier ministre. On voit toute la différence avec le processus des «primaires» adopté en France qui n’est qu’une caricature de démocratie, ou, pour plagier le mot de Clemenceau à propos de la justice, qui n’est à la démocratie que ce qu’est la musique militaire à la musique.
Le mécanisme des «primaires» n’a été inventé que pour permettre à certains groupes de fausser le résultat d’une véritable démocratie
Car, dans les «primaires» qui auront lieu en France, on voit très bien que des électeurs de «gauche» iront voter à la primaire de la droite et du centre pour favoriser Alain Juppé au détriment de Nicolas Sarkozy, au risque de priver les adhérents des «Républicains» et de l’UDI de leur véritable choix. De même, lors de la primaire «socialiste», il est très probable que des électeurs de droite se déplaceront pour voter pour Emmanuel Macron, ce candidat qui en bien des points leur ressemble. On voit bien que le mécanisme des «primaires» n’a été inventé que pour permettre à certains groupes de fausser le résultat d’une véritable démocratie. De ce point de vue, il est assez logique qu’il se soit imposé en France, un pays dont les élites ont montré, à propos du référendum de 2005 sur le projet de constitution européenne, comment ils savaient se moquer de la démocratie. Le mécanisme des «primaires», cette forme «Canada Dry» de la démocratie, n’a pas d’autres buts que d’assurer la victoire des appareils sur les militants et les adhérents, soit l’exact contraire des élections qui se sont tenues ce samedi au parti travailliste. Alexis Corbière l’a d’ailleurs parfaitement expliqué dans son livre Le Piège des primaires. La démocratie, il convient de le rappeler, implique toujours une délimitation précise du corps politique, c’est à dire des frontières.
Le dilemme de Jeremy Corbyn
Mais, Jeremy Corbyn, brillamment réélu à la tête du Parti travailliste, devra rapidement clarifier sa position sur le «Brexit». Il ne peut ignorer que le vote en faveur de la sortie de l’Union européenne par le Royaume-Uni a été très important dans les circonscriptions ayant élu un député travailliste. Pourtant, l’ensemble des parlementaires s’étaient prononcés contre le «Brexit», et Corbyn lui-même, même s’il l’avait fait très mollement, avait choisi le camp de ceux qui souhaitaient rester au sein de l’Union européenne. Cela illustre bien la contradiction qui existe entre l’opinion défendue par les cadres d’un parti et le ressenti du militant ou du sympathisant de base. La contradiction est d’autant plus forte que l’on pouvait penser que le meurtre de la députée travailliste, Jo Cox, une semaine avant l’élection, allait provoquer un mouvement de sympathie pour le «remain». Or, si ce sentiment a pu exister, il fut insuffisant pour inverser la tendance des opinions. Car les électeurs travaillistes comprenaient, même confusément, qu’aucune rupture avec le néo-libéralisme n’était possible tant que la Royaume-Uni restait lié à l’Union européenne. En fait, la gauche, la véritable gauche, pas ce monde de bobos où règne l’entre-soi satisfait et méprisant, est naturellement souverainiste.
Corbyn devra trouver les objectifs qui lui permettront d’affirmer une véritable politique de gauche dans le contexte du Brexit
Et, à cet égard, il est clair qu’une porte est soit ouverte ou soit fermée. En un sens, peu importe quelle main se pose sur la poignée de cette porte pour l’ouvrir ou la fermer. S’il faut qu’une porte soit ouverte, alors il ne sert à rien de faire la fine bouche sur qui l’ouvrira. C’est ce que la direction du parti travailliste n’avait pas compris. Par contre, une fois la porte ouverte, la question de la direction que l’on prendra se pose, et c’est là que les différences entre «gauche» et «droite» reprendront tout leur sens.
Corbyn devra trouver les objectifs qui lui permettront d’affirmer une véritable politique de gauche dans le contexte du Brexit, et ce alors que le tournant opéré par Theresa May risque fort de préempter le débat. En occupant sur le terrain économique et social les positions qu’auraient dû adopter le parti travailliste, en le faisant, de plus, avec la légitimité que lui donne le Brexit, Theresa May est en mesure d’occuper la totalité de l’espace politique. S’il ne le fait pas rapidement l’avenir électoral du parti travailliste, pris entre le tournant politique des conservateurs et les succès remportés par UKIP, sera préoccupant.
Source : russeurope.hypotheses.org
Du même auteur : Les Gaulois, l’identité et la souveraineté
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