Jacques Sapir est directeur d’Études à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales, dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS), le groupe de recherche IRSES à la FMSH

La dynamique du mouvement social contre la loi El Khomri

La dynamique du mouvement social contre la loi El Khomri© Thomas Samson Source: AFP
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La loi travail représente une perte de souveraineté nationale et une négation de la démocratie, planifiées depuis longtemps par l'Union européenne et, surtout, par l'Allemagne, selon l'économiste Jacques Sapir.

L’Union européenne et l’Euro ont joué un rôle majeur, que l’on peut qualifier de décisif, dans les transformations que connaît la société française. Et ces transformations sont au cœur du mouvement social contre la loi El Khomri. Elles donnent à ce mouvement une dynamique de reconquête de la souveraineté, de mouvement qui, à travers la loi El Khomri, combat le cadre disciplinaire et anti-démocratique mis en place par l’Union européenne et l’Euro.

Un peu d’histoire

Le rôle de l’Union européenne est ici décisif et logique. Cette institution se veut une forme «sui generis» qui veut progressivement remplacer les Etats souverains. De ce point de vue, la position de l’actuel Président de la Commission, M. Jean-Claude Juncker, affirmant qu’il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités est parfaitement logique. Mais, le rôle de l’Euro doit être expliqué. L’Euro n’est pas un instrument financier, une monnaie. Il est aussi, et peut-être même surtout, un instrument pour discipliner les classes politiques, mais aussi les peuples. Ce qui est d’ailleurs explicitement dit pour les pays de l’Union Economique et Monétaire (UEM). Ceci fut prévu dans le traité de Maastricht (1992).

Il s’agit donc de les contraindre à accepter les règles de la financiarisation et du capital. Mais, pour qu’il en soit ainsi, l’Euro ne peut s’accommoder ni des principes de la démocratie et de l’Etat social qui régissent la France depuis 1946, comme en témoigne le préambule de notre Constitution, ni des formes habituelles de la gestion publique. De ce point de vue, la combinaison du rôle de l’UE et de l’Euro a joué un rôle déterminant dans la transformation des formes de la gestion publique. Nous en avons un nouvel exemple avec la loi El Khomri, et ceci a été remarqué par Coralie Delaume.

Sous couvert de rationalité économique, [on assiste] en réalité à une véritable dépossession du pouvoir des peuples, et donc une négation de la démocratie

Le rôle normatif de l’Union européenne

Cette transformation se caractérise par un ensemble de textes réglementaire et législatif réorganisant les procédures et le fonctionnement de la gestion publique. Le cas des lois de finance est évidemment le plus connu. L’adoption d’une structure fondée sur des «agences», dont certaines peuvent être dites «indépendantes» est bien entendu l’aspect le plus spectaculaire de cette transformation. Mais, l’adoption d’une structure budgétaire dite «orientée sur les résultats» et qui ne fait que copier le fonctionnement des firmes privées est aussi à noter. Elle se traduit aussi par l’importance de plus en plus grande que prennent des instances supranationales sur les parlements des pays européens, en et particulier français. Cette transformation soulève aujourd’hui la question de la «réalité» de la démocratie, et explique très largement la perte de crédibilité des institutions européennes au sein de ces différents pays.

Sous couvert de rationalité économique, rationalité présentée comme essentiellement technique, c’est en réalité à une véritable dépossession du pouvoir des peuples, et donc une négation de la démocratie, à laquelle on assiste sous couvert du discours «libéral». Mais, il est aussi évident qu’un nouveau pas fut franchi lors de la mise en place de l’Euro.

En effet, à partir du moment où l’on retire à des états la possibilité d’ajuster leurs situations économiques par des dépréciations (ou des appréciations) du taux de change, et où l’on n’a pas construit au préalable le cadre d’importants transferts budgétaires entre ces pays, l’effort d’ajustement est d’une part obligatoire au sein d’une union monétaire (sinon le déficit commercial se creuse) et, d’autre part, ne peut reposer que sur le facteur travail. Autrement dit, un gouvernement s’engageant dans une union monétaire se voit naturellement dépossédé de sa souveraineté que ce soit dans le domaine budgétaire ou dans la politique sociale. On voit bien le lien direct avec la loi que l’on appelle «El Khomri» du nom de la Ministre du travail qui l’a portée (mais non engendrée), mais que l’on devrait en vérité nommer loi «Juncker».

La crise financière de 2007-2008 permis [à l'Allemagne] de reprendre la main et d’imposer le cadre disciplinaire dont elle rêvait depuis les années 1990

L’origine du processus

On peut considérer que ce processus constitue un vieil objectif de l’Allemagne, objectif qui trouve son origine dans l’idéologie de l’ordolibéralisme. C’est cet objectif qu’elle a pu mettre en œuvre avec l’UEM. Mais, il convient de ne pas trop accorder de poids à cette origine idéologique. Elle est réelle, mais elle apparaît secondaire devant les logiques institutionnelles qui ont joué un rôle certainement plus important.

L’Union Economique et Monétaire découle du «Traité de Maastricht». Ce traité, signé le 7 février 1992, fut ratifié par une courte majorité à un référendum qui se tint en France en septembre 1992. On se souvient de la brillante campagne de Philippe Seguin et Jean-Pierre Chevènement contre ce traité. Il y était défini une «union monétaire» à laquelle les pays signataires devaient se «qualifier» par des contraintes portante sur l’importance du déficit budgétaire (règle des «3%») ou sur la dette publique. Ceci fut confirmé par le Pacte de stabilité et de croissance, ou PSC, pacte qui fut adopté lors du sommet d’Amsterdam le 17 juin 1999, et qui désigne un ensemble de critères que les États de l’UEM se sont engagés à respecter vis-à-vis de leurs partenaires. C’est l’instrument qui fonde en droit les diverses mesures qui seront prises par la suite pour ériger des règles supranationales dans le domaine budgétaire.

En effet, si ce domaine reste en théorie de la compétence nationale, un système d’alerte rapide permet au Conseil réunissant les ministres de l’Économie et des finances de l’Union, ce que l’on appelle le Conseil ECOFIN, d’adresser une recommandation à un État en cas de dérapage budgétaire permanent. Le PSC reconnaissait l’existence de situations transitoires dans lesquelles les règles fixées ne pouvaient s’appliquer. Néanmoins, il constituait la première pierre dans la perte de la souveraineté budgétaire des Etats. Le Conseil ECOFIN peut adresser des recommandations pour que l’État ne respectant pas les clauses du traité mette fin à cette situation. Si tel n’est pas le cas, ce Conseil peut prendre des sanctions : dépôt auprès de la BCE qui peut devenir une amende (de 0,2 à 0,5 % PIB de l’État en question) si le déficit excessif n’est pas comblé.

Il convient ici de rappeler qu’au Conseil ECOFIN fut associé l’Eurogroupe à partir de l’entrée en vigueur de l’Euro. Mais il y a une différence qualitative essentielle entre ECOFIN et l’Eurogroupe. Ce dernier n’a, de fait, nulle existence légale dans les traités. Ceci pose alors le problème du statut d’agences dont tant le mandat que les prérogatives dépendent d’un consensus qui n’est pas soumis à un contrôle politique, ne serait-ce qu’ex-post. On assiste alors à un double dessaisissement de la démocratie, d’une part à travers la création de ces fameuses «agences indépendantes» et d’autre part du fait que certaines d’entre-elles sont maintenues dans un flou institutionnel qui rend d’autant plus difficile le contrôle démocratique.

La crise de l’Euro se traduisit par la nécessité de plans dits «de sauvetage» dont l’objectif de long terme était d‘imposer des «réformes» aboutissant à la mise au pas des travailleurs

Le durcissement progressif du cadre coercitif

Le non-respect des règles établies par le PSC posait un réel problème. Cette situation ne satisfaisait pas l’Allemagne, qui voulait imposer ce qu’elle appelle un «gouvernement des règles». Aussi, les 22 et 23 mars 2005, les chefs d’États et de gouvernements de l’Union européenne décidèrent de réviser le Pacte de Stabilité et de Croissance et de le rendre plus restrictif. Selon la nouvelle mouture du pacte, les États membres doivent toujours maintenir leur déficit et leur dette publique en dessous des seuils fixés respectivement à 3 % et à 60 % du PIB. Cependant les conditions du pacte furent à nouveau assouplies sur plusieurs points à la demande de pays comme la France et l’Italie : les États membres ont obtenu ainsi d’échapper à la «procédure de déficit excessif» dès lors qu’ils se trouvent en situation de récession alors que cette exemption n’était jusqu’alors valable que pour les États frappés par une crise de croissance sévère (entraînant une perte supérieure ou égale à 2 points de PIB). La décision d’engager une procédure de déficit excessif ne devant être prise qu’après examen d’un certain nombre de «facteurs pertinents». Il est clair que les gouvernements de divers pays de l’UE ont cherché à obtenir des assouplissements quant aux conditions de mise en œuvre du PSC mais sans en contester le fond.

On notera toutefois que la réforme du PSC de mars 2005 constitue un simple accord politique, puisque le Conseil européen n’a pas compétence pour modifier un règlement du Conseil de l’Union européenne. Les deux règlements du 7 juillet 1997 fondant le PSC demeurent donc toujours en vigueur dans leur rédaction initiale. C’est pourquoi cette modification est en réalité importante. Elle témoigne de la volonté de s’abstraire des traités pour décider de mesures qui ne pourront plus être ratifiées ou rejetées par les électeurs.

L’Allemagne était toujours insatisfaite. La crise financière de 2007-2008 qui entraîna une crise latente de l’UEM et donc de l’Euro, lui permis de reprendre la main et d’imposer le cadre disciplinaire dont elle rêvait depuis les années 1990. Cette crise constituait le type même de «choc exogène» que l’UEM, du fait de son déséquilibre, était dans l’incapacité de gérer. La montée de la crise des dettes publiques (en Grèce, mais aussi en Espagne, au Portugal et en Italie) provoqua, alors, un changement qualitatif dans les pratiques européennes.

Le projet allemand mis en œuvre

La crise de l’Euro se traduisit par la nécessité de plans dits «de sauvetage» dont l’objectif immédiat était de sauver les entreprises bancaires, mais dont l’objectif de long terme était d‘imposer de l’extérieur des «réformes» aboutissant à la mise au pas des travailleurs dans ces différents pays. Cette crise se traduisit donc par la mise en œuvre d’un ensemble de cinq règlements et d’une directive proposés par la Commission européenne et approuvés par les 27 États membres et le Parlement européen en octobre 2011. On appelle cet ensemble le «Six-Pack».

L'Union européenne a utilisé l’Euro, et la crise de la zone Euro, pour faire accepter de manière permanente un transfert de souveraineté

Les États doivent désormais avoir un objectif à moyen terme (OMT) qui permet de garantir la viabilité des finances publiques. Celui-ci, qui consiste à prévoir un retour à l’équilibre structurel des comptes publics (déficit structurel limité à 1 % du PIB) est défini par la Commission européenne pour chaque État. Les pays qui ont une dette qui dépasse 60 % du PIB feront l’objet d’une PDE (ou «procédure de déficit excessif») s’ils ne réduisent pas d’un vingtième par an (sur une moyenne de trois ans) l’écart entre leur taux d’endettement et la valeur de référence de 60 %. Si les pays qui sont en procédure de déficit excessif (PDE) (23 sur 27 pays en décembre 2011) ne se conforment pas aux recommandations que le Conseil leur a adressées, le Conseil, sur recommandation de la Commission Européenne leur adressera des sanctions, sauf si une majorité qualifiée d’États s’y oppose, procédure nouvelle au sein de l’UE et que l’on appelle la règle de «majorité inversée».

Au-delà de cette procédure, qui n’exige plus un vote «positif» pour l’adoption des sanctions, le «Six-Pack» contient toute une série de mesures extrêmement contraignantes dans le domaine macroéconomique. Ainsi, une procédure pour déséquilibre excessif pourrait désormais être lancée et des sanctions être prises à l’encontre des États sur une série d’indicateurs qui sont : une moyenne mobile sur trois ans de la balance des transactions courantes en pourcentage du PIB, une évolution des parts de marché à l’exportation, ou encore une évolution sur trois ans des coûts unitaires nominaux de la main-d’œuvre. On compte parmi ces indicateurs la variation sur trois ans des taux de change réels effectifs par rapport à 35 autres pays industriels, la dette du secteur privé en % du PIB (seuil de 160 %), le flux de crédit dans le secteur privé en % du PIB (seuil de 15 %) et les variations en glissement annuel des prix de l’immobilier par rapport à un déflateur de la consommation calculé par Eurostat, enfin la dette du secteur des administrations publiques en % du PIB.

Cette procédure pourrait être utilisée contre le gouvernement français en cas de refus de la loi «El Khomri». Et l’on commence à comprendre pourquoi ni François Hollande ni Manuel Valls ne veulent, mais surtout ne peuvent reculer.

Le rôle du TSCG

Cependant, c’est avec le Traité sur la Stabilité, la Coopération et la Gouvernance, traité qui fut négocié par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, mais qui fut ratifié sous la présidence de François Hollande en octobre 2012, que l’on a franchi un cap décisif.

Le rejet de la loi El Khomri [est] une lutte pour la reconquête de la souveraineté nationale

Ce pacte budgétaire européen, qui est officiellement appelé Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (plus connu par ses initiales de TSCG), est un mécanisme sur lequel se sont accordés 25 des 28 États membres de l’Union européenne. Il s’inscrit dans une logique institutionnelle qui est cependant différente de celle du précédent Pacte de Stabilité et de Croissance de 1997. En effet, il se place dans une perspective plus intergouvernementale et ne concerne prioritairement que les pays de la zone euro. Certains pays (le Royaume-Uni ou la République tchèque), qui ne font pas partie de la zone Euro, ne l’ont d’ailleurs pas signé. Le Pacte de Stabilité et de Croissance, qui appartient, lui, au domaine communautaire, s’applique légalement à l’ensemble des États-membres de l’Union européenne. Le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance charge la Commission européenne de veiller à la mise en application des règles adoptées en proposant un calendrier de convergence aux États signataires. En cela, il marque une étape importante dans le processus de transfert de la souveraineté à la Commission européenne, qui, il faut le rappeler, est un organisme non élu et de fait irresponsable devant le Parlement européen.

Le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance correspond donc bien à une étape décisive dans le processus qui tend à priver les Etats souverains de leur souveraineté. Avec ce traité, une partie importante des compétences budgétaires, qui sont au fondement même de la démocratie, est retirée au Parlement français (ainsi qu’à celui des divers pays membres de la zone Euro). Par ce traité, l’Union européenne a donc réussi le coup de force qui a abouti, sous des apparences purement techniques à retirer du champ du débat politique le politique économique et sociale d’un pays.

On peut considérer que l’Union européenne est bien arrivée à ses fins et a utilisé l’Euro, et la crise de la zone Euro, pour faire accepter de manière permanente un transfert de souveraineté qui n’avait pas été débattu en tant que tel dans les pays considérés. Les conséquences en sont importantes car, désormais, la procédure budgétaire, telle qu’elle est mise en œuvre par le Ministère des Finances, va se plier à des objectifs, sous la forme de «normes» qui n’ont pas été décidés en France.

La logique du mouvement social actuel en France s’éclaire. Le rejet de la loi dite El Khomri porte en lui le rejet du cadre disciplinaire qui s’est construit petit à petit. C’est pourquoi il s’agit dans les faits d’une lutte pour la reconquête de la souveraineté nationale. Mais, cette lutte pour la souveraineté est indissolublement liée à la lutte pour la défense des conquêtes sociales. C’est en cela que ce mouvement est aujourd’hui exemplaire et doit être pensé comme une lutte unissant tous les souverainistes autour de la question sociale. Il montre que la souveraineté est fondamentalement un principe politique «de gauche» même si une partie de la gauche française a toujours du mal à se faire à cette réalité.

Source : russeurope.hypotheses.org

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