Face au choix contemporain (être atlantiste ou être traîté de fasciste), l’essayiste belge Jean Bricmont explique pourquoi il écrit des chroniques pour RT et n’aime pas Libération.
Quand j'étais jeune, on était traité de communiste pour un oui ou pour un non: pacifiste, chrétien de gauche, anti-colonialiste, socialiste un peu radical, hop - tous dans le même sac.
On avait même inventé un slogan pour répondre à ces amalgames : «il faut laisser la peur du rouge aux bêtes à cornes.»
Aujourd'hui, ce qui sert d'ennemi, ce sont les islamistes, mais aussi les fascistes, l'extrême-droite, ou les antisémites
La crainte du communisme était imaginaire, comme l'histoire l'a montré. Maintenant, même cette crainte imaginaire ne peut plus fonctionner. Mais, dans toute société, les groupes dominants s'inventent des ennemis qui leur permettent de rassembler la population autour d'eux. Et aujourd'hui, ce qui sert d'ennemi, ce sont les islamistes, mais aussi les fascistes, l'extrême-droite, ou les antisémites.
La gauche, même radicale, ne comprend absolument pas ce jeu et renforce souvent le système dominant en pourchassant tous ceux qui sont désignés comme fascistes ou antisémites.
L'intégration dans l'OTAN détermine notre politique extérieure : un récent exemple en est fourni par les sanctions contre la Russie que rien ne justifie, qui sont contraires à nos intérêts, mais qui sont voulues par Washington
Néanmoins, la réalité de l'Europe, c'est que, depuis 1945, nos pays ne sont pas simplement des pays capitalistes ou même néo-libéraux. Ils sont devenus des dépendances des Etats-Unis. L'intégration dans l'OTAN détermine notre politique extérieure : un récent exemple en est fourni par les sanctions contre la Russie que rien ne justifie, qui sont contraires à nos intérêts, mais qui sont voulues par Washington. La géopolitique détermine en grande partie la politique intérieure : quand Mitterrand a été élu en 1981, il a rapidement rassuré Reagan sur le fait que la participation de communistes dans son gouvernement ne changerait rien à sa politique étrangère. Deux ans plus tard, il abandonnait ses tentatives de réformes sur le plan intérieur.
Il y a eu des hommes politiques en Europe qui ont tenté de s'émanciper de la tutelle américaine : principalement De Gaulle en France, mais aussi Olof Palme en Suède, Willy Brandt en Allemagne, Enrico Berlinguer, qui dirigeait le PC italien, ou Bruno Kreisky en Autriche.
Il suffit d’ouvrir les yeux sur ce qui se passe aux États-Unis, où l’on n’imagine pas renoncer à la moindre once de souveraineté, et où l’on se fiche pas mal de ce que pense le reste du monde, pour comprendre qu’ils ne nous traitent pas en alliés mais en vassaux
Aujourd'hui, non seulement tous ces dirigeants sont morts mais leurs héritiers politiques ne veulent plus entendre parler de la moindre indépendance par rapport aux États-Unis. Ils suivent le choix que les élites anglaises ont fait depuis longtemps : imaginer qu'ils sont des partenaires des États-Unis, plus ou moins à égalité avec eux. Mais il suffit d’ouvrir les yeux sur ce qui se passe aux États-Unis, où l’on n’imagine pas renoncer à la moindre once de souveraineté, et où l’on se fiche pas mal de ce que pense le reste du monde, pour comprendre qu’ils ne nous traitent pas en alliés mais en vassaux.
La plupart de ceux qui prétendent lutter contre le capitalisme refusent en général de se poser la question de la souveraineté par rapport aux États-Unis, essentiellement par antinationalisme. Mais ils se font des illusions et ne veulent pas reconnaître l’obstacle réel auquel ils font face. Si l'on prenait réellement des mesures anticapitalistes, la réaction serait d'abord le sabotage économique et, si cela ne marche pas (cela marcherait sans doute), les États-Unis feraient ce qu'ils ont fait un peu partout en Amérique latine ou en Ukraine et en Syrie : révolutions colorées, achat d'élections, appui à des coups d'Etat, ou soutien à des bandes armées.
Comme il n'y a pas de soldats américains qui patrouillent dans les rues de nos pays, la tutelle américaine y est invisible
En 1967, la Grèce avait un gouvernement progressiste qui fut renversé par les colonels d'une armée qui a toujours été très proche des États-Unis.
Le mouvement le plus radical qui soit arrivé au pouvoir en Europe après la guerre, celui de la révolution des œillets au Portugal en 1974, a été rapidement neutralisé avec l'appui de tous ceux qui craignaient que ce mouvement ne fasse du tort à l’OTAN.
Comme il n'y a pas de soldats américains qui patrouillent dans les rues de nos pays, la tutelle américaine y est invisible. Elle ne deviendrait visible que si un mouvement d'indépendance se faisait jour.
Bien sûr, les États-Unis ne manipulent pas tout, mais, dans chaque conflit, ils ont un certain nombre d'alliés et quand ils mettent tout leur poids dans la balance du côté de leurs alliés, ceux-ci l'emportent.
La tutelle américaine est aussi «dans nos têtes»
C'est pourquoi la tutelle américaine est aussi «dans nos têtes». Elle est renforcée par toute une série d'acteurs idéologiques qui entretiennent le mythe du «partenariat» euro-américain. Un des principaux médias qui collaborent à cette tutelle ou occupation soft, c'est Libé: non seulement, ils défendent en général la politique américaine, mais ils promeuvent aussi le mode de vie américain, surtout dans sa forme libérale et «multiculturelle». Ce multiculturalisme se limite néanmoins à une vision très atlantiste du monde.
Pas étonnant donc que Libé tire, à boulets rouges si on peut dire, contre RT, un des rares endroits où des voix (de droite et de gauche) qui refusent cette hégémonie américaine peuvent s'exprimer. Et bien sûr, ils le font avec les accusations habituelles: extrême-droite, pro-Poutine etc.
Croit-on vraiment que l'on va avoir une vue objective de la Russie en lisant uniquement Le Monde ou Libé ?
Si RT est un média qui assume le fait de présenter un point de vue russe (il ne prétend pas hypocritement être neutre), pourquoi ne pas le consulter ? Croit-on vraiment que l'on va avoir une vue objective de la Russie en lisant uniquement Le Monde ou Libé ?
Il est assez curieux de voir que, dans le pays qui a vu naître les Lettres persanes, on soit incapable de se demander comment on peut être Russe, ou Chinois, ou Cubain, ou Vénézuélien, ou Syrien, ou Palestinien, ou même Iranien.
Dans le monde de Libé, on peut autoriser toutes sortes de débats, surtout «culturels», parfois même «anticapitalistes», mais on ne peut jamais poser la question essentielle: celle de notre indépendance.
Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.