La farce postmoderne continue : un émissaire, un ultimatum, et le vieux rêve d’une reddition russe. Karine Bechet-Golovko lit dans cette visite de Witkoff un dernier mouvement globaliste pour freiner l’inéluctable : le retour de la Russie dans son histoire, et la fin d’une illusion atlantiste.
La pièce de Giraudoux La guerre de Troie n’aura pas lieu commence en ces termes, par un dialogue entre Andromaque et Cassandre, au sujet de l’arrivée de l’émissaire grec, du départ d’Hélène et de la guerre :
« ANDROMAQUE Cet envoyé des Grecs a raison. On va bien le recevoir. On va bien lui envelopper sa petite Hélène, et on la lui rendra.
CASSANDRE On va le recevoir grossièrement. On ne lui rendra pas Hélène. Et la guerre de Troie aura lieu. »
Les deux se sont trompées : la guerre de Troie a de toute manière eu lieu, car Hélène n’était pas l’enjeu, mais le prétexte. La manière de recevoir l’émissaire ne peut avoir d’influence sur l’issue du conflit, dans le sens où cela n’aurait pu empêcher le conflit. La manière de recevoir l’émissaire n’a de sens que pour montrer à l’adversaire qu’il n’est pas craint, que pour lui démontrer la détermination.
« Fatigué » d’attendre la capitulation de la Russie, « déçu » par Poutine, Trump a levé le voile de l’illusion et est revenu à la ligne classique de la politique internationale américaine : soit vous êtes avec nous (et soumis), soit vous êtes contre nous (et vous devez disparaître). Toutes les négociations conduites par les États-Unis le sont toujours dans leur seul et unique intérêt, aucune réelle concession n’ayant jamais été faite de leur part.
Pour se remettre de sa fatigue et de sa déception, Trump annonce in fine le réarmement de l’Ukraine et, dans une démonstration de force caricaturant la crise de Cuba, envoie magistralement deux sous-marins nucléaires vers les côtes russes. Comme il est bien connu, l’histoire se répète toujours deux fois : la première fois, tragiquement ; la seconde, comme une farce.
L’ère de la postmodernité est celle de la farce. Ce qui ne veut pas dire que les farces ne peuvent avoir de conséquences politiques réelles. Les voies en sont simplement détournées, non traditionnelles.
« Medvedev – Hélène » n’est qu’un prétexte pour Trump et les élites globalistes, qui ont besoin de faire plier la Russie pour ne pas avoir à lui faire directement la guerre. Une guerre qu’ils savent avoir peu de chances de gagner.
En réponse à Trump, Poutine a rappelé que les attentes déçues proviennent souvent d’illusions excessives, tandis que le ministère russe des Affaires étrangères a annoncé la sortie de la Russie de sa traditionnelle unilatéralité en ce qui concerne le respect, par elle seule, du « moratoire sur le déploiement de missiles terrestres à portée intermédiaire et à courte portée », constatant « la disparition des conditions de maintien d'un moratoire unilatéral ». À la quatrième année de l’Opération militaire, il est effectivement possible de relever la disparition de certaines « conditions ».
Désormais, c’est Witkoff qui est attendu les 6–7 août à Moscou. Parallèlement à cela, on note deux réactions côté russe : l’une politico-médiatique, l’autre politico-militaire.
Le porte-parole du Kremlin continue de maintenir, au nom du Kremlin, une ligne communicationnelle très faible, toujours conciliante, toujours accueillante – à l’excès, si l’on tient compte des fonctions de dissuasion du discours politico-médiatique en période de guerre.
Ainsi, Dmitri Peskov refuse de préciser de qui vient l’initiative, quand Trump claironne que la Russie a demandé – voire imploré ? – la visite de Witkoff. Une rencontre avec Poutine n’est pas annoncée... mais n’est pas exclue. « Nous sommes toujours ravis de revoir M. Witkoff à Moscou et de nouer des contacts avec lui. Nous les considérons comme importants, significatifs et très utiles. » S’il est important de respecter les règles protocolaires, est-il réellement nécessaire de déployer un tel tapis rouge politico-médiatique ? On peut en douter.
Parallèlement, la Russie a annoncé la fermeture de l’espace aérien au-dessus d’Astrakhan du 4 au 8 août, c’est-à-dire au niveau du polygone militaire de Kapoustine Yar, d’où sont tirés les systèmes Orechnik (Noisetiers), dont les limitations viennent d’être levées, avec la sortie de la Russie du moratoire unilatéral sur le déploiement des missiles terrestres à portée intermédiaire et à courte portée.
En ce sens, sur le plan politico-militaire, la Russie poursuit son avancée et affirme son droit et sa légitimité à le faire. Comme l’a fermement rappelé Poutine devant Loukachenko : la Russie ne prend pas des territoires en Ukraine, elle les ramène à la maison. Car ce sont des territoires russes.
La Russie revient ainsi dans son cours historique, commence à réaffirmer sa continuité historique. Ce qui passe inévitablement par la remise en cause de la défaite de 1991. Qui passe par les hommes et les territoires.
Les Globalistes sont désormais dans une impasse stratégique : ils ne peuvent se permettre un conflit direct contre la Russie, et ils ne peuvent se permettre la défaite, qui serait la victoire de la Russie. Avec ses ultimatums, ses poussées d’hormones et ses roulements de muscles médiatiques, Trump a accéléré le processus, a poussé ces élites dans leurs derniers retranchements.
Ils tentent alors le pat. Ni la victoire, ni la défaite. Une troisième voie censée arrêter le cours de l’histoire. C’est, semble-t-il, la raison de la visite impromptue de Witkoff en Russie avant l’expiration de l’ultimatum globaliste.
Mais est-ce dans l’intérêt stratégique de la Russie d’accepter le pat ?
Accepter, ici, c’est se plier à des règles du jeu que l’on ne maîtrise pas, qui sont adaptées et maniées dans l’intérêt de l’adversaire.
Cette volonté des élites globalistes est liée à deux facteurs principaux : la résistance de la Russie, qui ne se résout pas à la capitulation politico-diplomatique, devant conduire à la capitulation militaire ; la faiblesse politico-militaire réelle des pays de l’axe atlantiste, qui, en raison d’années de désindustrialisation active (vive l’ère postindustrielle...) et de déstructuration des sociétés (vive l’ère du post-humain...), ont une puissance politico-militaire bien en deçà de leur puissance nominale.
Pour restaurer leur puissance réelle, ces élites sont obligées de revenir sur leurs « valeurs », leurs « principes » ; c’est-à-dire qu’elles sont obligées de remettre en cause la société qu’elles ont construite à leur mesure. Or, c’est la seule configuration socio-politique qui permet leur existence. La remettre en cause, c’est se suicider.
Face à cela, pourquoi la Russie devrait-elle accepter le pat ? Pourquoi accepter, in fine, un gel temporaire de la situation, quand celle-ci n’est pas à l’avantage de l’adversaire ? La Russie revient dans son cours historique, l’histoire s’impose face aux peurs et aux hésitations ; c’est cet élan sacré qui rend sa force vitale à la reconstitution du Monde russe – à l’intérieur des frontières étatiques russes.
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