Pour Nathanaël Uhl, rédacteur en chef du site d'analyse de la politique britannique Grey Britain, le résultat des élections signe «l'échec personnel de Theresa May». Sa «très courte majorité» remettra-t-elle en question sa ligne du Brexit dur ?
RT France : Situation impensable au début de la campagne : les conservateurs n'ont pas réussi à obtenir la majorité absolue au Parlement. Comment expliquer ce résultat ?
Nathanaël Uhl (N. U.) : Il y a plusieurs éléments à prendre en compte. Visiblement, les électeurs britanniques n'ont pas du tout apprécié ce qui leur est apparu comme un caprice politique de la part de Theresa May. Je parle d'un caprice politique car elle avait une majorité assez nette à la Chambre des communes, et elle avait aussi une majorité très franche pour mener à bien le Brexit. La convocation de ces élections anticipées apparaissait pratiquement comme une élection de convenance. Ce qui a un peu dilué le message sur le leadership fort et stable qu'elle prétendait incarner, notamment pour mener à bien les négociations avec l'Union européenne.
Par ailleurs, elle a fait, à titre personnel, une assez mauvaise campagne. Elle s'est coupée des citoyens ainsi que de ses opposants – puisqu'elle a refusé systématiquement de débattre avec Jeremy Corbyn –, mais également du pays en refusant de répondre à un certain nombre d'interviews, y compris avec des présentateurs vedettes de la télévision britannique.
D'autre part, Jeremy Corbyn et le Parti travailliste ont mené une campagne positive et ont réussi à imposer dans le débat public des questions liées à l'agenda politique du Parti travailliste : la crise du logement, les frais universitaires, les questions liées à l'emploi, à la pauvreté endémique et aux inégalités dans ce pays – le Royaume-uni est le pays de l'Union européenne où les inégalités sociales sont les plus criantes.
Tout cela fait qu'il y a un échec personnel pour Theresa May et une victoire relative des travaillistes, qui connaissent aujourd'hui leur plus grande progression en voix et en pourcentage depuis 2001. Ils ne vont néanmoins pas pouvoir empêcher Theresa May de rester Premier ministre, puisqu'on sait qu'elle a réussi à trouver un accord avec le petit parti Democratic and union party (DUP). C'est un parti unioniste de centre droit nord-irlandais. Ils ont réussi à trouver un accord, qui permet à Theresa May d'avoir une très courte majorité à la Chambre des communes et d'ainsi rester locataire du 10, Downing Street.
Theresa May va devoir revoir sa copie. Elle ne pourra plus être sur la ligne d'un Brexit dur
RT France : Quelles conséquences auront ces élections dans la négociation du Brexit ?
N. U. : La question du Brexit n'a finalement pas occupé dans ces élections la place centrale que Theresa May espérait. Comme je le disais, la campagne du Parti travailliste a permis à d'autres sujets d'émerger dans le débat public. Mais il faut aussi prendre en compte l'idée que les Britanniques se sont déjà exprimés le 23 juin 2016 sur le Brexit, les deux grands partis se sont accordés pour respecter ce choix et le mener jusqu'au bout. Le peuple britannique compte désormais passer à autre chose.
Le Brexit est aujourd'hui central dans la constitution de la majorité dont va pouvoir disposer Theresa May à la Chambre des communes. Elle a déjà été obligée de faire une concession de taille à ses partenaires du Democratic and union party qui a exigé, en échange de son ralliement, que l'Irlande du Nord dispose d'un statut particulier dans le cadre de la sortie de l'Union européenne. Ce statut permettrait à l'Irlande du Nord de rester «à mi-chemin» entre l'UE et la Grande-Bretagne. Il faut se rappeler qu'une majorité de la population nord-irlandaise s'est prononcée pour le maintien dans l'UE. La question du statut de l'Irlande du Nord à l'intérieur de L'UE pose aussi celle des liens entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande. Même si les unionistes, comme leur nom l'indique, sont pour le rattachement à la Grande-Bretagne, ils ne peuvent pas ignorer que la question de l'unité irlandaise existe, et que s'il y avait un référendum sur ce sujet, la situation fait que le rattachement à la République d'Irlande pourrait l'emporter. Cela peut en apparence sembler être une digression ou un fait secondaire, mais pourtant cette réalité va obliger Theresa May à revoir sa copie sur le Brexit. Elle ne pourra plus être sur la ligne d'un Brexit dur. Je pense qu'elle va se montrer peut-être plus arrangeante dans les négociations avec l'UE. Peut-être qu'elle pourrait reprendre à son compte un point qui donnerait satisfaction au DUP et aux travaillistes : avoir une attitude plus modérée sur le marché unique et donc, par voie de conséquence, sur la liberté de circulation des marchandises et des hommes. ce qui rendrait sa ligne en matière d'immigration moins dure.
La perspective du référendum sur l'indépendance de l'Ecosse s'éloigne
RT France : Le référendum pour l'indépendance de l'Ecosse est-il remis en question par les résultats de ces élections ?
N. U. : La perspective du référendum sur l'indépendance de l'Ecosse s'éloigne. Nicola Sturgeon, Premier ministre écossais et leader du SNP, les nationalistes de gauche – jusqu'à présent majoritaires – avait fait du référendum écossais la question centrale de ces élections. Elle disait «Votez pour moi et on fera le référendum sur l'indépendance.»
Or le grand perdant de la soirée d'hier est bien le SNP. Il perd plus de 21 sièges, dont notamment 12 au profit des conservateurs écossais, qui sont sur une ligne quasiment unioniste de rattachement à la Grande-Bretagne. Aujourd’hui, les conservateurs écossais sont la deuxième force au delà du mur d'Hadrien. C'est avec le refus de l'indépendance qu'ils ont obtenu cette position électorale, qu'ils n'avaient plus eue depuis les années 1950. Les nationalistes écossais sont aujourd'hui en grande difficulté. S'ils devaient remettre en jeu la question de l'indépendance par voie référendaire, à l'heure actuelle ils seraient battus.
En inversant la courbe électorale du Labour, Jeremy Corbyn vient de tourner la page du blairisme
RT France : Pensez-vous que ces élections vont être un tournant pour la politique britannique ?
N. U. : On peut parler de tournant pour la Grande-Bretagne, dans le sens où ces élections vont amener les forces politiques du pays à parachever une évolution dont ils ne voulaient pas forcément. Cela va certainement pousser les conservateurs à changer leur agenda dans les négociations du Brexit.
Il s'agit aussi d'un tournant pour le Parti travailliste. En inversant la courbe électorale du Labour, Jeremy Corbyn vient de tourner la page du blairisme. Il a fait la démonstration que sur une ligne de gauche traditionnelle et socialiste – au sens historique du terme –, on peut gagner en voix et en pourcentage, ce qui n'était pas arrivé au Parti travailliste depuis plus de quinze ans. Les tentatives «sécessionnistes» de l'Ecosse sont pour le moment mises sous le boisseau.
On assiste aussi au retour à la maison travailliste d'un certain nombre d'électeurs, notamment dans les bastions ouvriers du nord de l'Angleterre
On se retrouve donc dans un paysage politique nouveau, tout en restant solidement inscrit dans la tradition politique britannique avec l'affirmation d'un bipartisme très fort comme cela avait été le cas avant Tony Blair. On retrouve, comme toujours chez les Britanniques, beaucoup de modernité et d'innovation et en même temps un attachement à des racines et des traditions très fortes. Cela se confirme notamment lorsqu'on regarde le score de Ukip, le parti europhobe qui semblait devoir être le grand gagnant du Brexit. Il s'est fait totalement damer le pion par la ligne dure de Theresa May.
On constate que maintenant que la question du Brexit a été réglée par référendum, les électeurs de Ukip sont rentrés dans leurs maisons politiques respectives. Il y a eu des transferts de voix. Une partie s'est logiquement tournée vers les conservateurs par vote stratégique, puisque ce sont eux qui mènent le Brexit. On assiste aussi au retour à la maison travailliste d'un certain nombre d'électeurs, notamment dans les bastions ouvriers du nord de l'Angleterre. C'est comme si les électeurs disaient «Maintenant que nous avons eu le Brexit, qu'il est acté, on revient sur un agenda traditionnel des classes ouvrières : la crise du logement, la hausse des salaires, la bataille pour nos droits sociaux.»
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