Le forum La Ceinture et la Route à Pékin a touché les points clés du partenariat stratégique eurasien et a montré que le projet de la Grande Eurasie avait toutes les chances de dissoudre l’hégémonie unipolaire, explique le journaliste Pepe Escobar.
L’Histoire retiendra que le forum La Ceinture et la Route à Pékin a marqué le moment où les nouvelles Routes de la Soie du XXIe siècle ont assumé leur plein caractère de deuxième étape de la globalisation, ou «globalisation équitable», comme l'avait défini le président Xi Jinping à Davos plus tôt cette année.
J’ai abordé les enjeux monumentaux que représentent ces nouvelles routes ici et là. La terminologie, bien sûr, reste un problème mineur. Ce qui était autrefois baptisé Une Ceinture, une Route (OBOR pour One Belt, One Road) est maintenant promu sous le nom de La Ceinture et la Route (BRI pour Belt and Road Initiative). On perd beaucoup dans la traduction anglaise, mais ce qui importe, c’est que Xi Jinping a réussi à imprégner d'innombrables possibilités ce concept, en particulier dans l’hémisphère Sud.
Xi Jinping a introduit une stratégie où tous les coups sont permis, en prônant les mérites de l’intégration équitable de l’OBOR
En hôte aimable, Xi à Pékin a introduit une stratégie où tous les coups sont permis, en prônant les mérites de l’intégration équitable de l’OBOR/BRI. Une vision appuyée, en cours de route, par la belle trouvaille métaphorique des spécialistes chinois en relations publiques qui illustre comment l’OBOR/BRI devrait trouver sa force dans un effort commun pan-eurasien : «Les cygnes sauvages [race qui n'existe qu'en Asie, absente de la faune européenne] sont capables de voler loin sans problème, en résistant aux vents et aux tempêtes parce qu’ils se déplacent en nuées et s’entraident comme une équipe.»
Et, sans doute, le membre clé de cette nuée de cygnes sauvages se trouve être la Russie.
Suivez les oies
Le président Poutine et le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov étaient les invités d’honneur de ce forum – aux côtés de dirigeants tels que Noursoultan Nazarbaïev président du Kazakhstan et Recep Tayyip Erdogan président de la Turquie. Lors d’un petit déjeuner d’affaires, Xi Jinping a placé Poutine à sa droite et Lavrov à sa gauche.
Le deuxième jour du forum, au cours d’une table ronde des dirigeants présents – sorte de Nations unies de la Route de la Soie, avec les micros ouverts pour tous – Poutine a abordé un point clé : la symbiose, formalisée depuis 2015, entre l’OBOR/BRI et la Communauté économique eurasiatique (CEEA) dirigée par la Russie, qui inclut actuellement la Russie, le Kirghizistan, le Kazakhstan, la Biélorussie et l’Arménie.
Au cours de son allocution à la première session du forum Poutine a réussi à distiller ce qui représente la quintessence de la politique étrangère russe
Comme l’a dit Poutine, «quelque 50 Etats européens, asiatiques et latino-américains» s’intéressent à la coopération avec la CEEA. Tandis que cette dernière et la Chine discutent de leur propre accord global commercial et économique, la CEEA consulte également d'autres pays parmi lesquels l’Iran, l’Inde, la Serbie, Singapour et l’Egypte.
Mais c’est au cours de son allocution à la première session du forum que Poutine a réussi à distiller dans son discours ce que l'on pourrait considérer comme la quintessence de la politique étrangère russe.
En voici les sujets principaux :
– Grâce à des «formats d’intégration tels que la CEEA, l’OBOR, l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai) et l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est), nous pouvons bâtir les bases d’un partenariat eurasien plus vaste.»
– Il y a maintenant une «occasion unique de créer un cadre de coopération commun qui va de l’Atlantique jusqu'au Pacifique, pour la première fois dans l’histoire». C’est, en réalité, ce que Poutine lui-même avait autrefois proposé – et qui avait été à l'époque rejeté par l’UE et l’OTAN – avant même que Xi Jinping annonce le projet de l'OBOR en 2013.
– «La Russie est non seulement disposée à être un partenaire commercial fiable, mais elle cherche également à investir dans la création d’entreprises communes et de nouvelles capacités de production dans des pays partenaires, ainsi que dans des installations industrielles, commerciales et de services.»
– La Russie investit dans la construction d’«un système d'axes de transport modernes et bien reliés [...] en étendant la capacité de la liaison ferroviaire Baïkal-Amour et du Transsibérien, ainsi qu'en consacrant d'importantes ressources au développement du passage du Nord-Est».
– De plus, en prenant en compte l'ensemble «les projets d’infrastructures au sein de la CEEA et de l’initiative Une Ceinture, une Route, en conjonction avec le passage du Nord-Est peuvent permettre de réaménager complètement le système de transport sur le continent eurasien».
– Poutine s’attend à ce que «les institutions financières nouvellement établies, telles que la Nouvelle banque de développement (Banque de développement des BRICS) et la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB), fournissent un soutien aux investisseurs privés».
Et enfin, il formule un argument décisif qui se marie parfaitement avec la vision de Xi Jinping : «La Grande Eurasie n’est pas un arrangement géopolitique abstrait, mais, sans exagération, un projet à l’échelle civilisationnelle, tourné vers l’avenir.»
La productivité de l’Asie orientale dépassera d’ailleurs celle de l’Amérique du Nord à l’époque de Trump
En cas de doute, appelez l’OCS
Face à la profondeur et à l’ampleur de cette vision partagée, rien n'est plus assommant que l’attitude des autorités indiennes : ils ont non seulement envoyé une délégation de moindre niveau à Pékin, mais ils diffusent via les grands médias indiens l’idée que l’OBOR/BRI n’est «guère plus qu’une entreprise coloniale [qui ne laisserait] dans son sillage que des dettes et des communautés détruites».
La nuée de cygnes sauvages volant vers l’intégration eurasienne est maintenant une réalité. La productivité de l’Asie orientale dépassera d’ailleurs celle de l’Amérique du Nord durant l'administration Trump. L’avenir, ou plutôt, la dissolution de l’hégémonie unipolaire sera décidée en Eurasie, et plus particulièrement en Asie orientale.
Il est bien possible que l’Inde garde en réserve son propre programme stratégique. Mais s'auto-marginaliser par rapport au seul et unique projet intégré de développement du XXIe siècle peut difficilement être un exemple de diplomatie perspicace.
Il semblerait donc que Poutine, une fois de plus, ait du pain sur la planche. L’Inde, partenaire historique de l’ancienne URSS, garde toujours de bonnes relations commerciales avec la Russie. L’Iran, de son côté, est un partenaire tout aussi clé en matière d’énergie, pour l’Inde comme pour la Chine. La future feuille de route montre que Moscou, tout comme Téhéran, joueront les intermédiaires qui tenteront d'attirer l’Inde vers le chemin de l'intégration eurasienne.
La Russie et la Chine, dans le cadre de leur partenariat stratégique, ont déjà travaillé dur pour gérer la double adhésion de l’Inde et du Pakistan à l’OCS
Cela pourrait se faire dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui dorénavant aura un agenda chargé, devant non seulement essayer de faciliter un processus de paix viable en Afghanistan, mais également veiller à ce que l’Inde et le Pakistan parviennent à une entente politique cordiale.
Ce sera un peu comme quand des frères aînés tentent de faire entendre raison à leurs cadets, car la Russie et la Chine, dans le cadre de leur partenariat stratégique, ont déjà travaillé dur pour obtenir la double adhésion de l’Inde et du Pakistan à l’OCS.
L’Iran en deviendra prochainement un membre titulaire de plein droit. Alors, nous aurons sous peu une OCS active de l’Asie du Sud-Ouest jusqu'à l’Asie du Sud, avec un agenda d’intégration politique et économique tout en renforçant l’effort initial de lutte contre les innombrables manifestations du terrorisme salafiste djihadiste.
Lentement mais surement, on assiste à une convergence vers de plus grands objectifs du partenariat stratégique sino-russe, qui, comme l’a démontré encore une fois le forum de Pékin, tourne avant tout autour d'un projet d'intégration eurasiatique.
L’histoire invisible que raconte ce forum de Pékin est que, même si la Turquie est un pays clé pour l’OBOR/BRI et le Kazakhstan en est un autre entre l’OBOR/BRI et le CEEA, ce sont la Chine et la Russie qui demeurent les acteurs moteurs de la feuille de route complexe qui attend ce «projet à l’échelle civilisationnelle».
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