Le peuple ne veut plus de l'UE. Le Brexit pourrait déclencher une avalanche d'événements, à l'exemple de la chute du Mur de Berlin en 1989, même si leur ampleur et sens sont encore à mesurer, estime Pierre Lévy, spécialiste des questions européennes.
Brexit ! L’événement est littéralement historique.
Pour les élites mondialisées, il dépasse les pires cauchemars et était, en réalité, inconcevable.
Pour ceux qui suivent attentivement l’actualité européenne, et sont conscients du rejet populaire croissant que l’UE inspire à juste titre, il était au contraire prévisible.
Tout d’abord, un constat saute aux yeux. Certes, une partie de la bourgeoisie anglaise a soutenu le choix de sortir le Royaume-Uni de l’Union européenne. Il n’en reste pas moins que le clivage est saisissant : d’un côté, les élites institutionnelles et politiques (et syndicales, à quelques louables exceptions près), la City, les banques, les patrons des grandes entreprises (1300 d’entre eux avaient lancé un ultime appel deux jours avant le scrutin) – et les milieux urbains huppés ; de l’autre, les quartiers populaires, les villes ouvrières et les banlieues délaissées, les régions entières désindustrialisées et à l’abandon.
Cette opposition entre «le haut» et «le bas» de la société est une constante qu’on retrouve dans toutes les consultations sur l’Europe
C’est ce fossé qui a avant tout déterminé le résultat. Il suffit du reste d’écouter les quolibets haineux qui fusent contre ces «milieux défavorisés» dotés d’«un niveau d’éducation inférieur», «irrationnels et mus par la haine». Ce mépris de classe, rehaussé par la hargne de la défaite, en dit long sur la nature réelle de l’enjeu.
De même qu’en dit long l’interminable liste des membres de la Sainte-Alliance qui, des mois durant, a tout tenté – en particulier un incroyable chantage au chaos – pour éviter le «cataclysme» annoncé : G7, chefs d’Etat et de gouvernement, ministres, dirigeants de multinationales, banquiers, agences de notation, OCDE, FMI… Les USA remportent à cet égard la palme, avec une visite à Londres tout exprès du président Obama …
Certes, chaque pays a sa propre culture politique. Mais cette opposition entre «le haut» et «le bas» de la société est une constante qu’on retrouve dans toutes les consultations sur l’Europe. Car ce bras d’honneur adressé à Bruxelles est le quatrième en moins d’un an. Les Grecs (juillet 2015), les Danois (décembre 2015) et les Néerlandais (avril 2016) avaient déjà fait entendre un Non retentissant lors des référendums portant sur l’Europe.
Le terme même de «communauté de destin» dit tout : interdiction de faire des choix différents de ceux de la «communauté»
Cette géographie sociale du refus de l’intégration européenne avait été particulièrement impressionnante lors du référendum français de mai 2005 qui rejeta le traité constitutionnel européen (TCE). Un scrutin qui constituait en quelque sorte un premier tremblement de terre au sein de l’UE.
A l’époque, ce sont bien les ouvriers, et plus généralement le monde du travail, les exploités, les dominés, qui s’étaient révoltés contre le projet européen dont on pourrait résumer ainsi l’objectif le plus essentiel : enlever aux peuples (« peuples » au sens politique, et non ethnique) la liberté de déterminer les grands choix qui conditionnent leur avenir. Le terme même de «communauté de destin» (comme se définit l’UE) dit tout : interdiction de faire des choix différents de ceux de la «communauté» ; et, surtout, le «destin» dépasse la volonté humaine…
On notera au passage que la plus haute distinction accordée par l’Union européenne s’appelle le «prix Charlemagne». Un choix qui en dit long sur les ambitions impériales de cette «construction», qui fut, dès l’immédiat après-guerre, activement promue par Washington.
Certes, cette volonté de récupérer sa liberté politique collective – le terme juridique est souveraineté, un concept souvent caricaturé, alors qu’il s’agit du cadre même de la démocratie réelle – relève plus souvent de l’aspiration collective que d’une motivation explicite de chaque citoyen. Reste que les électeurs britanniques n’ont sans doute pas oublié comment fut bafoué le Non français au TCE, de même que la manière humiliante dont furent traités les Irlandais lorsqu’on leur demanda – par deux fois – de recommencer leur vote parce qu’ils n’avaient pas donné la bonne réponse du premier coup…
Une telle forfaiture ne sera pas possible avec les Anglais. Ceux-ci viennent de délivrer un message simple : on peut s’en aller. La conséquence est certaine : l’Union européenne est morte. Seules la forme et l’échéance de l’agonie sont inconnues.
En 1989, la chute du Mur de Berlin ouvrait une ère où les dirigeants occidentaux ont espéré étendre leur domination sur le monde entier, dessaisir les peuples de leur liberté, et en profiter pour imposer des reculs sociaux littéralement sans précédent.
La suite n’est pas écrite. Mais un formidable retournement du rapport de force s’est esquissé le 23 juin 2016. On suggère à tous les progressistes d’en mesurer l’ampleur.
Et le sens.
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