L'essayiste belge Jean Bricmont analyse le documentaire de Paul Moreira «Ukraine : les masques de la révolution» et le traitement médiatique qu'a reçu la crise ukrainienne en Occident.
Pour tous ceux qui ne se contentent pas de «l'information» fournie par les médias dominants en Occident, le film documentaire de Moreira «Ukraine : les masques de la révolution», diffusé par Canal Plus, était plus intéressant à cause des réactions hystériques qu'il a provoquées que par son contenu même. Le film a très bien documenté le rôle des groupes néo-nazis ou ultra-nationalistes dans la «révolution» ukrainienne, ainsi que le massacre de civils à Odessa - aspects qui ne sont pas les plus politiquement significatifs du drame mais qui devraient choquer l’opinion française.
Et bien sûr, ce sont ces mêmes médias qui n’avaient pas fait leur travail qui se sont déchaînés contre le documentaire et son auteur. On n'accepte pas que le grand public français soit mis au courant de la nature réelle de certains de nos «alliés». Un gouvernement français qui s’acharne contre un comédien au nom de la «lutte contre le fascisme», et en même temps soutient les vrais fascistes au nom de la «démocratie», ça fait un peu désordre!
Malgré ses mérites, on pourrait critiquer le documentaire pour son excès de prudence (qui est néanmoins bien compréhensible vu le climat régnant en France).
Le documentaire insiste sur le rôle des «fachos» dans ce coup d'Etat et ses suites, rôle soigneusement caché au sein de la «gauche démocratique» occidentale, et même de la «gauche radicale», qui a présenté ce coup comme une révolution populaire contre un «dictateur».
La politique de Poutine a constamment été de défendre l’unité de l’Ukraine, tout en soutenant les revendications des populations de l'Est pour une fédéralisation du pays
Depuis son indépendance en 1991, l'Ukraine est caractérisée par deux problèmes: la corruption et une forte division politique et idéologique entre l’Est et l’Ouest du pays. Ianoukovytch était sans doute corrompu, mais il avait été élu, surtout par les électeurs de l’Est du pays. Déstabilisé par les manifestations de Maidan, Ianoukovytch a passé un accord avec l'opposition ainsi qu'avec les ambassadeurs allemand et polonais, prévoyant des élections anticipées sous certaines conditions. Mais l’emploi de la violence a rendu cet accord caduc et le lendemain, le président fuyait pour sauver sa peau.
Pour la population de l’Est, qui avait majoritairement élu Ianoukovytch, ce coup d’Etat n’était pas acceptable, surtout que le gouvernement de remplacement, dominé par les ultra-nationalistes de l’Ouest, se montrait hostile aux «russophones» de l’est.
Il n' a pas fallu attendre longtemps pour voir se développer une opposition radicale à ce gouvernement issu d'un coup d'Etat, d'abord en Crimée, où la majorité de la population s'est toujours sentie russe, malgré le décret soviétique de 1954 qui l’avait attaché à l’Ukraine sans consultation populaire. La Crimée a rapidement voté en faveur d'un rattachement à la «mère-patrie». C’était à la fois la volonté populaire et une défense inévitable du port russe de Sébastopol, menacé par un gouvernement pro-américain et pro-OTAN. Poutine a agi comme à son habitude, fermement et en patriote russe, et a accueilli avec enthousiasme la Crimée en Russie.
Poutine a peut-être profité de la situation, mais ce n'est pas lui qui l'a créée. Cela a suffi pour qu’il devienne en Occident le «nouvel Hitler» menaçant toute l’Europe – qui aurait donc besoin d’une «protection renforcée» de l’OTAN, c’est à dire d’une présence militaire américaine croissante aux frontières russes.
Ces mêmes gouvernements qui avaient bombardé la Yougoslavie en 1999 pour obtenir l'indépendance du Kosovo rechignent aujourd'hui à accepter l'autonomie de certaines régions de l'Ukraine
Là-dessus s'est greffée la révolte de populations du Donbass contre le nouveau gouvernement ukrainien. Dans ce cas, la politique de Poutine a constamment été de défendre l’unité de l’Ukraine, tout en soutenant les revendications des populations de l'est pour une fédéralisation du pays. Dans un pays ethniquement divisé, un gouvernement central doit être équilibré, sinon le pays finit par éclater. Je vis moi-même dans un pays divisé linguistiquement (la Belgique) et tout le monde est conscient de cette nécessité. La pire chose qui pourrait nous arriver, ce serait comme en Ukraine aujourd'hui ou en Yougoslavie dans les années 1990, une ingérence étrangère prenant parti pour une communauté contre une autre. En fait, pendant les deux guerres mondiales, les occupants allemands ont «soutenu» le nationalisme flamand (à leur façon c'est-à-dire en cherchant à obtenir leur collaboration) et les séquelles de ces prises de parti ne sont toujours pas effacées, les uns accusant les autres de collaboration, les autres se plaignant de la sévérité de la répression d'après-guerre. Une chose similaire s'est passée en Ukraine et en Yougoslavie, mais en bien plus violent.
La réaction des gouvernements occidentaux qui avaient appuyé le coup d'Etat a été, sans surprise, de condamner la révolte à l'est et d'y voir uniquement le résultat d'une ingérence russe inacceptable. Mais où est la logique? Ces mêmes gouvernements qui avaient bombardé la Yougoslavie en 1999 pour obtenir l'indépendance du Kosovo rechignent aujourd'hui à accepter l'autonomie de certaines régions de l'Ukraine.
Peut-être le point le plus faible du documentaire de Moreira c'est qu'il semble s'étonner du soutien des États-Unis à leurs "alliés" fachos. C'est céder à un des dogmes fondamentaux de notre temps, à savoir que les États-Unis défendent partout la démocratie (puisqu’ils le disent tout le temps, ça doit être vrai).
Mais les États-Unis veulent l'hégémonie, ce qui est très différent et ils n'hésitent pas à utiliser des milices d'extrême-droite, ou des gangsters, ou des islamistes pour renverser les gouvernements qui ne leur plaisent pas. Selon la situation, on utilise les pires éléments sur place. Comment caractériser autrement l'opération Phénix au Vietnam, les escadrons de la mort en Amérique centrale, le coup d'Etat de Pinochet contre Allende, les massacres en Indonésie en 1965, le soutien aux islamistes en Afghanistan, en Libye ou en Syrie?
Le discours politique aujourd'hui fait largement l'impasse sur la souveraineté de la France mais stigmatise les musulmans au nom de la «laïcité»
Il y a deux leçons que l'on peut tirer de la tragédie ukrainienne (qui est loin d'être terminée): l'une concerne la gauche française, l'autre la «renaissance du nationalisme».
La gauche française, presque toutes tendances confondues, a avalé le récit médiatique dominant sur la révolution ukrainienne et n'a pas voulu voir un de ses aspects, à savoir l'ingérence américaine (au détriment même de l'Union européenne) soutenue par des milices fascistes au moment même où la moindre réaction souverainiste en Europe (en Pologne ou en Hongrie) provoque, dans cette même gauche, des cris d'orfraie sur le «retour aux années 30». Cela démontre la profondeur de la «BHLisation» des mentalités dans cette gauche, c'est-à-dire que dès que l'on crie «Europe, démocratie, droits de l'homme», l'esprit critique disparaît.
L'autre conclusion concerne le nationalisme ou ce qui est dénoncé comme tel. Dans l’Europe d’aujourd’hui, on peut distinguer au moins deux sortes de «nationalisme»: ceux qui veulent que leur pays soit souverain par rapport à l'Union européenne et à l'OTAN et ceux qui acceptent une tutelle étrangère et dont le nationalisme se limite à faire de l'agitation «identitaire» contre certaines minorités. En France, De Gaulle était un exemple du premier type de nationalisme, Pétain du second. Le discours politique aujourd'hui fait largement l'impasse sur la souveraineté de la France mais stigmatise les musulmans au nom de la «laïcité». C'est à nouveau du nationalisme du deuxième type. En Ukraine, le même genre de «nationalistes» ont fait de la Russie, et même la partie «pro-russe» de leur population, un ennemi, pour ensuite se soumettre au «grand frère» américain pour les protéger de cet ennemi plutôt artificiel.
Pour revenir au premier type de nationalisme, il faut néanmoins souligner que si un pays européen important, comme la France, cherchait à récupérer sa souveraineté, par exemple en sortant de l'OTAN, il risquerait des tentatives de déstabilisation de la part des États-Unis, qui ont pratiqué cette tactique dans tant de pays, du Chili à l'Iran, de l'Indonésie au Congo, de l'Ukraine à la Syrie, en attisant toutes sortes de rancunes, parfois justifiées. Pire, ces tentatives ne manqueraient pas de bénéficier de soutiens dans certaines entités ethniques et religieuses qui entretiennent un profond ressentiment à l'égard de la République.
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