La sortie d’un documentaire traitant de la révolution ukrainienne de 2014 a provoqué une réaction de fort déni. Philosophe et historien britannique, John Laughland livre son regard sur le film et les critiques auxquelles il fait face.
L'annonce d'un documentaire sur Canal+ à propos de la révolution du Maïdan de 2014 a provoqué des réactions vives tant chez le lobby pro-ukrainien que de la part de l'ambassade d'Ukraine à Paris. Celle-ci a en effet annoncé sur sa page Facebook son intervention auprès de la direction de Canal+ pour obtenir la suppression du documentaire avant même qu'il ne soit diffusé. Elle a ainsi manqué une excellente occasion de se taire: nul meilleur moyen, en effet, de faire la publicité pour une émission que d'en demander la censure.
Au sein du site du journal Libération, le blog animé par le «Comité Ukraine» a lui aussi fait preuve d'un grand manque de retenue. Le journaliste Renaud Rebardy s'en est pris au réalisateur et à son oeuvre pour les soi-disant erreurs factuelles du documentaire comme pour son «anti-américanisme». Pour Rebardy, le Secteur Droit (Pravy Sektor) ne serait composé que de «marginaux» sans aucune importance politique, tandis que le régiment Azov, avec ses enseignes ouvertement néo-nazis, serait devenu respectable parce que désormais intégré dans l'armée ukrainienne.
Que pense Monsieur Rebardy de la BBC, qui en février 2014 attirait l'attention sur les néo-nazis et sur leur rôle clé dans la révolution?
On se demande sur quelle planète habite Monsieur Rebardy. On peut sans doute reprocher au réalisateur Paul Moreira un certain sensationnalisme, surtout dans la mesure où effectivement les informations qu'ils diffusent sont largement connues et depuis longtemps. Mais nier en bloc que le rôle joué par l'extrême droite dans la révolution du Maïdan relève tout simplement de la mauvaise foi.
L'une des personnes clés de la révolution du Maïdan, celui qui en était le «commandant» auto-proclamé, Andreï Parubiy, était pendant longtemps le Président du Conseil national de la sécurité. Si son ancien camarade, Oleg Tyanibok, président du parti Svodoba, avec lequel il a fondé le très ouvertement néo-nazi Parti Social-National d'Ukraine en 1991, paraît effectivement plutôt marginalisé en Ukraine aujourd'hui, Parubiy, en revanche, est l'un des hommes de pointe du régime. Il assure, entre autres, la liaison entre le gouvernement de Kiev et la base militaire américaine installée près de la frontière polonaise depuis l'an dernier. Laver ces deux hommes de tout soupçon, comme le fait Libération, et comparer Oleg Tiagnibok à des patriotes conservateurs comme Viktor Orban ou Jaroslaw Kazczynski, n'est pas sérieux: à quel moment l'actuel premier ministre hongrois ou l'ancien premier ministre polonais ont-ils été pris en photo en uniforme paramilitaire, où intervenant dans des meetings ornés de croix gammées, comme cela est le cas pour Tiagnibok et pour Parubiy?
En outre, Renaud Rebardy dénonce comme «le discours du Kremlin» l'idée selon laquelle le régiment Azov serait nazi. Mais que dit-il du député du Michigan à la Chambre des Représentants, John Conyers, qui en juin 2015 a obtenu l'interdiction à l'armée américaine d'entraîner les soldats ce régiment à cause de son «néo-nazisme révoltant ?» Certes, cette unité est désormais intégrée dans l'armée ukrainienne, mais ce fait n'est-il pas plutôt une condamnation du gouvernement de Kiev et non pas une exonération du régiment Azov? Il suffit de visionner les vidéos que le régiment Azov met en ligne de ses propres manifestations pour voir que son allure est tout sauf démocratique.
Y a-t-il des bons et des mauvais mensonges, à être jugés selon leur utilité politique ?
Le magazine américain réputé, Foreign Policy, serait-il aussi à la solde du Kremlin, lui qui a traité le régiment Azov d'«ouvertement néo-nazi» et de «fasciste» en 2014 ? Pour être cohérent, le journaliste de Libération devrait s'en prendre aussi aux journaux britanniques, The Guardian et The Daily Telegraph, qui ont, tous les deux, publié des articles sur la présence de nazis au sein des forces armées ukrainiennes comme sur la place du Maïdan en 2014.
Et que pense Monsieur Rebardy de la BBC, peu suspect d'indulgence à l'égard de la Russie, qui en 2015 fait un reportage très remarqué sur les snipers qui ont fait une centaine de victimes en 2014, s'interrogeant sur la vraie identité de ceux-ci comme sur la vraie provenance des tirs ? Ou de son émission phare, Newsnight, qui, déjà en février 2014, quelques jours à peine après la chute de Ianoukovitch, attirait l'attention sur les néo-nazis et sur leur rôle clé dans la révolution? Balayer tout cela comme de la propagande russe est absurde: au lieu que de taxer Canal+ de sensationnalisme, il faudrait presque l'accuser de plagiat de ses confrères britanniques et américains, tant le documentaire reprend des thèses avancées depuis longtemps par un grand nombre de médias du mainstream.
L'extrême pauvreté de la riposte de Libération consiste précisément dans le fait qu'il atteint son apogée quand Rebardy accuse Moreira de «reprendre la vision de l'Ukraine véhiculée par le Kremlin». Ceci serait l'aspect «le plus dérangeant», pire encore que les nombreuses contre-vérités. Mais pourquoi une inexactitude, si elle en est une, serait-elle plus dérangeante parce que véhiculée «par le Kremlin ?» Ou Monsieur Rebardy voulait-il dire que toute affirmation doit être d'emblée rejetée si elle est de provenance russe, même si elle est vraie ? Y a-t-il des bons et des mauvais mensonges, à être jugés selon leur utilité politique ? Renaud Rebardy taxe son confrère d'anti-américanisme primaire, mais on se demande si, avec son accusation d'hostilité primitive à l'égard d'un pays tiers, il ne s'est pas trompé d'adresse.
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