Israël/Palestine : comment expliquer les contorsions de Biden sur les événements en cours ?

Israël/Palestine : comment expliquer les contorsions de Biden sur les événements en cours ?© Debbie Hill Source: Reuters
Le vice-président américain Joseph Biden (à gauche) et le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, à Jérusalem le 9 mars 2016.
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La communication de Joe Biden sur l'actuelle situation de crise au Proche-Orient est moins ouvertement favorable à Tel-Aviv qu'aurait pu le laisser penser sa carrière politique. Plusieurs éléments peuvent expliquer cette retenue.

Sous le feu des frappes militaires israéliennes, Gaza, tout comme le reste du gruyère territorial palestinien, ne dispose pas d'un «Dôme de fer» (système de défense aérienne mobile israélien) pour limiter les pertes humaines. En une dizaine de jours, au moins 232 Palestiniens, dont 64 enfants, ont été tués, selon un dernier bilan du ministère gazaoui de la Santé en date du 20 mai, alors que 12 Israéliens, dont un enfant, ont perdu la vie dans des tirs de roquettes sur la même période, selon les autorités de l'Etat hébreu.

Au bilan palestinien s'ajoutent par ailleurs les prémices d'une crise humanitaire qui pourrait toucher 160 000 Gazaouis dans les trois prochains mois, comme le craint l'ONU. Depuis le 10 mai, on compte déjà 72 000 Palestiniens déplacés et 2 500 familles ayant perdu leur maison dans les bombardements, toujours selon l'ONU.

Généralement suspendues aux lèvres de Washington sur le conflit israélo-palestinien, bon nombre de chancelleries doivent aujourd'hui faire face aux commentaires limités de l'actuel locataire de la Maison Blanche sur la situation de crise qui se développe au Proche-Orient. Joseph Biden semble hésiter à afficher un soutien inconditionnel et revendiqué à Israël comme l'avait fait son prédécesseur. Si plusieurs éléments peuvent expliquer sa retenue actuelle, sa longue carrière politique ne laisse pourtant que peu de doutes sur son appui indéfectible à l'Etat hébreu.

Washington favorable à un cessez-le-feu ?

Bien qu'il ait exprimé ses inquiétudes quant à la situation, jusqu'à maintenant le président américain a aussi et surtout insisté sur le fait qu'Israël avait «le droit de se défendre» face aux attaques le visant. Ainsi, Washington a bloqué, à plusieurs reprises, des propositions de déclaration commune présentées au Conseil de sécurité des Nations unies, visant à condamner l'escalade de violence à Gaza et à appeler à un cessez-le-feu entre les parties belligérantes. Dernière retoquée en date, une résolution proposée le 18 mai par la France – en coordination avec la Jordanie et l’Egypte –stipulait que les tirs devaient cesser, que le moment était venu d’un cessez-le-feu et que le Conseil de sécurité de l’ONU devait se saisir du sujet. 

«"C'est Joe Biden lui-même qui s'oppose à une résolution présentée par la France à l'ONU", confie un diplomate français à Paris. "Ça gêne d'après lui Netanyahou, ça l’empêche de finir le nettoyage à Gaza", ajoute la source, au fait des tractations au Conseil de sécurité de l'ONU», a rapporté dans la soirée du 19 mai le grand reporter George Malbrunot, spécialiste du Moyen-Orient.

Après avoir bloqué trois tentatives d'une déclaration commune de l'ONU, Joseph Biden aurait finalement fait savoir à Benjamin Netanyahou, lors d'un entretien téléphonique du 19 mai, qu'il s'attendait à «une désescalade significative, en vue d'un cessez-le-feu», selon un communiqué de la Maison Blanche cité par l'AFP. Deux jours plus tôt, après un autre échange avec le Premier ministre israélien, la présidence américaine avait déjà assuré que Joseph Biden était favorable à un cessez-le-feu.

Mais, comme l'avait noté le New York Times, le chef d'Etat américain avait soigneusement évité de demander son application immédiate : «Il n'a fixé aucune date limite et n'est pas apparu devant les caméras pour formuler une demande publique […] La Maison Blanche a clairement fait savoir qu'elle attendait que d'autres pays de la région jouent un rôle majeur», relevait le quotidien américain. Un comble pour celui qui, lors de la présentation de son équipe diplomatique en novembre 2020 avait déclaré : «L'Amérique est de retour, prête à guider le monde et pas à s'en retirer.»

Fait notable, Benjamin Netanyahou – dont la popularité nationale est actuellement égratignée par un procès en cours concernant des affaires de corruption, de fraude et d'abus de confiance – reste à ce jour déterminé à poursuivre sa démonstration de force face au Hamas.

Le mouvement islamiste palestinien qui revendique des actions de résistance à la fois politiques et armées, a tiré plusieurs milliers de roquettes vers l'Etat hébreu. Netanyahou a ainsi déclaré que Tsahal continuerait de frapper la bande de Gaza «aussi longtemps que nécessaire» et a assuré faire «tout son possible pour éviter les victimes civiles», même si cet engagement se heurte pour l'heure à la réalité d'un bilan humain chaque jour plus lourd côté palestinien.

Pour rappel, une tour abritant l'agence de presse américaine AP et le média qatari Al Jazeera a été détruite le 15 mai par Tsahal qui avait annoncé sa frappe au préalable, expliquant notamment que le bâtiment servait aux activités du Hamas. Au delà du tollé international qu'elle a provoqué, cette explication a fait l'objet d'une confusion au moment où le secrétaire d'Etat américain a déclaré qu'il n'avait personnellement vu «aucune preuve» venant étayer la justification israélienne. Le 17 mai, le porte-parole de Tsahal a pour sa part déclaré que son pays fournirait aux Etats-Unis de telles preuves, refusant toutefois de le faire immédiatement.

Biden appelé par son propre camp à hausser le ton

Les contorsions du président américain sur la situation à Gaza a dans un premier temps engendré une frustration palpable chez des élus du camp démocrate. Plusieurs d'entre eux se sont en effet montrés très critiques concernant la position de l'administration américaine sur le dossier, comme ils l'ont affirmé à travers les réseaux sociaux.

Commentant la destruction de la tour qui abritait l'agence de presse américaine susmentionnée, la jeune démocrate Alexandria Ocasio-Cortez a dénoncé «le soutien des Etats-Unis» à de telles frappes militaires. «Je me fiche de la façon dont les porte-parole essaient de tourner ça. Les Etats-Unis ont mis leur veto à l'appel au cessez-le-feu de l'ONU. Si l'administration Biden ne peut pas tenir tête à un allié, à qui peut-elle tenir tête ? Comment peuvent-ils prétendre de manière crédible défendre les droits de l'homme ?», a-t-elle interrogé sur Twitter le 15 mai. Deux jours plus tôt, elle avait vertement critiqué Joseph Biden qui venait de reconnaître à Israël le droit de se défendre face au Hamas. «Des déclarations banales comme celles-ci, sans reconnaître ce qui a précipité ce cycle de violence – à savoir, les expulsions de Palestiniens et les attaques contre Al Aqsa – déshumanisent les Palestiniens et impliquent que les Etats-Unis détourneront les yeux sur les violations des droits de l'homme», avait également écrit la démocrate sur le même réseau social.  

«Aucune mention de Cheikh Jarrah. Aucune mention du raid d'al-Aqsa. Aucune mention des 13 enfants innocents tués dans les frappes aériennes. Aucune mention de l'occupation continue de millions de personnes dans une prison en plein air. Vous ne donnez pas la priorité aux droits de l'Homme. Vous vous rangez du côté d'une occupation oppressive», avait de son côté écrit la représentante du Minnesota, Ilhan Omar, qui s'est depuis félicitée que le président américain se soit montré favorable à un cessez-le-feu. «Maintenant, Biden doit faire pression pour mettre fin à l'occupation», a-t-elle ajouté le 17 mai.

«La dévastation de Gaza est inadmissible. Nous devons appeler à un cessez-le-feu immédiat. Le massacre des Palestiniens et des Israéliens doit cesser. Nous devons également examiner de près l'aide militaire de près de quatre milliards de dollars par an accordée à Israël. Il est illégal que l'aide américaine soutienne des violations des droits de l'Homme», a aussi tweeté le sénateur Bernie Sanders.

L'AIPAC veille au soutien inconditionnel des présidents américains envers Israël

Comme le souligne le sénateur démocrate du Vermont, les Etats-Unis fournissent des sommes considérables à Israël en guise d'aide militaire. A l'heure actuelle, ce soutien s'élève à 3,8 milliards de dollars par an, soit l'équivalent de près de 20% du budget de la défense d'Israël et environ des trois cinquièmes du financement militaire américain à l'étranger. Ce financement qui court depuis 2001, et qui s'élevait à 1,9 milliards cette année-là, ne cesse d'augmenter au fil des ans. Alors, quand Israël bombarde Gaza ou détruit l'immeuble où travaillent les journalistes de la principale agence de presse américaine avec l'argent du contribuable américain, les Etats-Unis se retrouvent face à un allié embarrassant.

Mais sur le sol américain, certains acteurs mènent une intense stratégie d'influence afin de s'assurer de la persistance de l'alliance entre les deux Etats. En effet, s'il est en partie à relier à la politique historique des Etats-Unis au Moyen-Orient, le traditionnel soutien de Washington à Israël peut aussi et surtout s'expliquer par l'existence aux Etats-Unis d'un lobby pro-israélien, incarné en premier lieu par l'American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), qui œuvre de manière bi-partisane et par différents moyens à la continuité d'une politique étrangère américaine favorable à Israël. «Nous nous engageons auprès des décideurs et les éduquons sur les liens qui unissent les deux pays et sur la manière dont il est dans le meilleur intérêt de l'Amérique d'aider à garantir que l'Etat juif reste sûr, fort et sécurisé», peut-on lire sur le site de l'AIPAC, qui s'y félicite d'être «l'organisation de lobbying la plus influente en matière de politique étrangère» et y décrit sa mission en ces termes : «Renforcer et étendre les relations américano-israéliennes de manière à améliorer la sécurité des Etats-Unis et d'Israël.»

L'AIPAC s'assure «un soutien indéfectible au Congrès» américain en offrant d'importantes sommes aux représentants, comme l'a montré un documentaire réalisé par Al-Jazeera sur le lobby pro-Israël aux Etats-Unis, dont la diffusion a finalement été annulée par la chaîne qatarie. Au cours de sa longue carrière de sénateur, Joe Biden aurait ainsi reçu de coquettes sommes de la part des groupes de lobbying pro-Israël pour ses campagnes, avoisinant un total de plus de 3,7 millions de dollars, soit le montant actuellement le plus élevé de tout le Congrès, selon le Center for Responsive Politics (CRP) qui a été fondé aux Etats-Unis il y a près de 40 ans, et se donne pour mission de suivre les effets de l'argent et du lobbying sur les processus électoraux et les politiques publiques du pays.

S'il n'y avait pas d'Israël, les Etats-Unis devraient inventer un Israël pour protéger ses intérêts dans la région

Bien que la retenue dont il fait actuellement preuve sur la situation au Proche-Orient contraste avec les ardeurs pro-israéliennes régulièrement exprimées par Donald Trump, Joseph Biden a, tout au long de sa carrière d'homme politique, entretenu une étroite complicité avec le lobby pro-israélien, à la tribune annuelle duquel ses interventions sont sans équivoque. Alors vice-président des Etats-Unis sous Obama, en 2013, il se félicitait par exemple devant l'auditoire d'avoir réussi à faire en sorte que l'Iran, sempiternel ennemi de l'Etat hébreu, soit «plus isolé que jamais» sur la scène internationale. A ce sujet, le média américain CovertAction Magazine a publié en février 2021 un article étudiant la relation entre Joseph Biden et l'Etat hébreu durant les trois dernières décennies. On y apprend, entre autre qu'en juin 1986, dans un discours enflammé devant le Sénat américain, Joseph Biden déclarait : «Il est grand temps que nous arrêtions de nous excuser pour notre soutien à Israël  [...] S'il n'y avait pas d'Israël, les Etats-Unis devraient inventer un Israël pour protéger ses intérêts dans la région.»

AIPAC versus BDS

Face au puissant lobbying exercé aux Etats-Unis par l'Aipac, des actions pro-palestiniennes sont organisées depuis 2005 à travers le monde, notamment via les campagnes du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) qui, parmi ses objectifs, revendique le droit au retour des réfugiés palestiniens en Israël. Toutefois, à l'image du déséquilibre des forces qui s'affrontent au Proche-Orient, l'influence du mouvement connaît des limites dans les pays qu'elle vise. Aux Etats-Unis par exemple, près de 35 Etats ont adopté des mesures de restriction à son encontre, sur fond d'accusation d'antisémitisme. Le documentaire d'Al-Jazeera dans lequel un journaliste a infiltré le lobby pro-israélien aux Etats-Unis révèle à cet égard comment le mouvement BDS a été la cible d'une campagne de dénigrement en vue de lui faire perdre toute crédibilité. A défaut de pouvoir toujours discréditer les idées véhiculées par les organisations pro-palestiniennes, le lobby s'emploie plutôt à nuire à l'image de ceux qui défendent ces idées. «Si vous voulez discréditer le message, discréditez celui qui porte le message», comme le dit l'un des membres de l'AIPAC dans le documentaire en question.

L'évolution de l'opinion américaine : une donnée non négligeable

Mais malgré ses efforts, l'opinion américaine n'évolue pas toujours dans le sens que souhaite le lobby pro-Israël. En effet, en plus de l'opposition qu'il rencontre dans son propre camp, le président américain doit certainement tenir compte de l'opinion publique de plus en plus favorable à la cause palestinienne aux Etats-Unis, même si le soutien à Israël dans celle-ci se maintient à un niveau élevé (75% d'opinions favorables). De nombreuses manifestations se sont tenues dans tout le pays contre les bombardements à Gaza ces derniers jours.

De plus, selon un sondage publié en mars par l'institut Gallup, si 58% des Américains se disent «davantage en sympathie» avec les Israéliens, cette proportion a baissé par rapport à 2018 où ils étaient 64%. La part de ceux qui se déclarent plus sympathisants des Palestiniens a en revanche augmenté et atteint un niveau record en 2021 (25% contre 19% en 2018). En outre, la majorité des Américains (52%) soutient la création d'un Etat palestinien.

Israël/Palestine : comment expliquer les contorsions de Biden sur les événements en cours ?
Graphique extrait d'un sondage Gallup de mars 2021.

Ce sondage révèle enfin que la proportion des électeurs démocrates favorables à mettre plus de pression sur Israël pour la résolution du conflit avec les Palestiniens est en très nette progression et atteint le pic de 53% cette année. 

Comme le note Le Monde dans un article du 20 mai intitulé «Aux Etats-Unis, l’image d’Israël s’érode dans le camp démocrate», un sondage de Morning Consult publié par Politico montre que, tandis que 36 % des électeurs de Joseph Biden disent éprouver de la sympathie pour chacun des camps du conflit israélo-palestiniens, 19% en ont davantage pour les Palestiniens que pour les Israéliens (12%).

La minorité juive américaine, très majoritairement démocrate, semble aussi se désintéresser d'Israël. Une enquête du Pew Research Center, publiée le 11 mai, montre un fort désintérêt pour Israël notamment chez les jeunes juifs américains. Les 18-29 ans sont peu nombreux (35 %) à considérer que «se préoccuper d’Israël est essentiel» à leur identité juive.

Par ailleurs, à l'instar d'importantes ONG israéliennes comme B’Tselem, l'organisation de défense des droits de l'homme Human rights watch (HRW) a pour la première fois qualifié le 27 avril d'«apartheid» la politique d'Israël à l'égard des arabes sur son sol et des Palestiniens dans les Territoires occupés. Une qualification qui intervient quelques semaines après la décision de la Cour pénale internationale (CPI) d'ouvrir une enquête sur des crimes présumés commis par Israël depuis 2014 dans les Territoires occupés. Autant de données avec lesquelles doit désormais compter Joseph Biden dans sa communication pour la crise en cours. 

Fabien Rives et Meriem Laribi

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