Voila un an, le 4 mars 2018, Sergueï Skripal et sa fille, Ioulia étaient retrouvés gisant sur un banc, à Salisbury, dans le sud de l'Angleterre. Depuis, les observateurs qui n'ont pas été découragés par la complexité de l'«affaire Skripal» se sont retrouvés plongés dans une histoire qu'un auteur de romans d'espionnage aurait peut-être jugée trop invraisemblable pour en faire une œuvre de fiction.
Depuis un an, le Royaume-Uni, avec à sa suite la majorité des médias traditionnels occidentaux, clament sans relâche que la Russie est impliquée dans la tentative d'assassinat de l'ancien agent double russe au moyen d'un agent neurotoxique de type Novitchok, poison conçu du temps de l'URSS, mais dont la composition est publique. Moscou, de son côté, martèle à l'envi qu'il n'existe aucune preuve de son implication, et accuse même en retour Londres d'avoir organisé une opération sous faux drapeau. D'autant que la Russie avait proposé dès le début de l'affaire son aide aux enquêteurs britanniques, le Royaume-Uni y ayant opposé une fin de non-recevoir.
Sergueï et Ioulia Skripal, témoins clés, mais gardés au secret
Si un an après il n'est toujours pas possible de conclure, les deux camps s'affrontant toujours, c'est que l'affaire Skripal reste nimbée de mystère, et que de nombreuses zones d'ombres persistent... quand elle ne grandissent pas. Le fait que Sergueï Skripal ait non seulement échappé à un poison mortel supposément de qualité militaire a de quoi déconcerter. Plus intrigant, depuis qu'il en a réchappé, l'ex-agent double ne s'est jamais exprimé. Aujourd'hui encore, et comme le rappelait Le Parisien en janvier dernier, Sergueï Skripal et sa fille sont «introuvables» depuis leur sortie de l'hôpital en avril dernier, finalement, et contre toute attente, sains et saufs. «Introuvables» ? Traduire par : gardés au secret... mais, de toute évidence, par les autorités britanniques.
En mai 2018, Moscou avait rappelé, en vain, Londres à ses obligations en matière de visite consulaire, s'inquiétant du sort de Ioulia Skripal, en sa qualité de ressortissante russe. Celle-ci s'est d'ailleurs exprimée, la seule fois en un an, à l'occasion d'une courte interview accordée à l'agence Reuters. La jeune femme n'avait alors livré aucune information de nature à confirmer les accusations de Londres, se bornant à exprimer le souhait de retourner «sur le long terme» dans son pays.
Le 30 juin 2018, un autre épisode pour le moins étrange se produit. Un couple s'empoisonne dans la ville d'Amesbury, non loin de Salisbury, après avoir trouvé une bouteille de parfum Nina Ricci dans une poubelle. Dawn Sturgess, une citoyenne britannique de 44 ans, décède. La police antiterroriste britannique assure alors avoir trouvé du Novitchok, agent innervant qui aurait été utilisé pour l'empoisonnement de Sergueï et Ioulia Skripal. Le secrétaire d'Etat britannique à la Défense, William Gavinson monte au créneau. «La simple réalité est que la Russie a commis une attaque sur le sol britannique, celle-ci a causé la mort d'une citoyenne britannique», affirme-t-il très rapidement le 9 juillet.
Malgré les protestations de Moscou, qui avait alors qualifié d'«absurdes» ces nouvelles accusations, le gouvernement britannique allait continuer de marteler la théorie d'une action russe, directement sur le sol britannique. C'est ainsi qu'en septembre 2018, sur la foi d'une enquête du site Bellingcat, proche du think tank américain de l'Atlantic Council, les autorités britanniques accusent Alexandre Petrov et Rouslan Bochirov, deux ressortissants russes selon Londres, d'avoir commis trois tentatives de meurtre dans l'affaire Skripal à l'encontre de l'ex-agent double Sergueï Skripal, sa fille Ioulia et un agent de police britannique contaminé après leur avoir porté secours. Le président russe Vladimir Poutine avait répondu, affirmant que les deux individus étaient des civils. Mais malgré cette déclaration, et une interview exclusive accordée par Petrov et Bochirov à RT, où tous deux nient catégoriquement être des agents russes mais des touristes, Londres allait persister dans ses accusations. Les deux agents supposés, apparemment peu soucieux de se dissimuler pour des espions chevronnés et chargés d'une mission aussi délicate, ont ainsi été filmés par une caméra de surveillance de Salisbury, le 4 mars 2018.
L'armée britannique, jamais très loin des Skripal
Si l'on peut comprendre que le renseignement britannique, partisan de la théorie d'une implication russe dans la tentative d'empoisonnement, ait opté pour une sécurité maximale, la disparition de fait de Sergueï Skripal n'est pas sans ajouter au mystère, et sans alimenter les spéculations. D'autant que tout au long de ces 12 mois de feuilleton, les révélations rocambolesques se sont accumulées, brouillant souvent la version soutenue par Londres.
En matière de preuve de la présumée implication de la Russie, le premier couac a lieu en avril 2018. Le laboratoire militaire ultrasecret de Porton Down, situé à une dizaine de kilomètres de Salisbury, écornait alors la version de Londres qui affirmait, et affirme toujours que le poison utilisé était du Novitchok, donc un poison utilisé par la Russie. L'agent innervant a en effet été développé du temps de l'Union soviétique, élément apparemment jugé suffisant par le gouvernement britannique pour affirmer que Moscou serait impliqué dans l'empoisonnement.
Mais le chef de Porton Down, Gary Aitkenhead, se montrait alors beaucoup plus nuancé que le gouvernement britannique. «Ce n'est pas notre travail de déterminer où il a été fabriqué», avait-il alors précisé, affirmant que le poison n'était pas stricto sensu du Novitchok, mais, plus exactement, de la «famille» du Novitchok. En clair, le laboratoire spécialisé aurait fourni au gouvernement britannique des informations concernant le Novitchok, utilisées dans l'argumentaire antirusse du Premier ministre britannique Theresa May. Mais ces informations n'étaient pas spécifiques à l'empoisonnement de Sergueï Skripal et de sa fille Ioulia...
En outre, pour ajouter encore à la confusion, toujours selon l'expertise du laboratoire de Porton Down, inauguré en 1916 pour tester des armes chimiques en pleine Première Guerre mondiale, l'agent innervant mis en œuvre à Salisbury était de «qualité militaire». Une information que n'avait pas manqué de souligner le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, pour qui un tel poison n'aurait laissé aucune chance à Sergueï Skripal et sa fille.
Autre élément jetant le doute sur la version de Londres, en janvier 2019, Spike FM, une radio locale, livre, candidement, un nouvel élément troublant : les premiers secours fournis à l'ex-agent double Sergueï Skripal et sa fille Ioulia, le 4 mars 2018, ont été apportés par une infirmière... militaire. Et plus précisément, par Alison McCourt, colonel et infirmière en chef de l'armée britannique, et sa fille de 16 ans, Abigail.
Crise diplomatique sans précédent et tentative d'isolement de la Russie, réforme opportune de l'OIAC
Un an après les faits, le doute demeure plus que jamais sur ce qu'il s'est réellement passé à Salisbury, en ce dimanche du mois de mars 2018. Londres n'a en effet toujours pas produit de preuve irréfutable de l'implication de la Russie, et continue à tenir celle-ci éloignée de l'enquête. Les principaux témoins, les Skripal eux-mêmes, sont tenus loin des médias. Mais, sur la scène internationale, cette affaire, aussi rocambolesque fût-elle, a produit des effets bien réels.
Après la mise en cause de Moscou par le Premier ministre britannique Theresa May, l'incident a provoqué une grave crise diplomatique entre la Russie et les pays occidentaux, qui n'ont pas tardé dans leur majorité à se ranger derrière Londres. Cette crise s'est traduite par la plus importante vague d'expulsions croisées de diplomates de l'après-guerre froide.
Le 14 mars 2018, le Royaume-Uni décidait d'expulser 23 diplomates russes et annonçait le gel des relations bilatérales entre les deux pays. La Russie ripostait en ordonnant l'expulsion de diplomates britanniques, tandis que le 26 mars suivant, une vingtaine d'Etats emboîtaient le pas à Londres avec l'expulsion de plus de 100 diplomates russes.
Poussant son avantage et surfant sur la russophobie ambiante, le Royaume-Uni devait ensuite promouvoir une réforme de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC), organisation procédant de la Convention sur les armes chimiques signée par l'Assemblée générale des Nations Unies. Prenant prétexte, dans un mélange des genres, tout à la fois des accusations d'utilisation d'armes chimiques par le gouvernement de Damas en Syrie et de l'affaire Skripal, Londres obtenait ainsi en août 2018 de cette organisation internationale qu'elle soit habilitée à désigner un Etat comme responsable d'une attaque chimique. De fait, n'ayant pas encore ces compétences, l'OIAC, élément crucial de l'architecture onusienne, s'était dite incapable d'incriminer la Russie...
L'affaire Skripal aurait-elle servi l'agenda antirusse du Royaume-Uni ?
Alexandre Keller