Fake news : pour France 2, Oleg Sentsov casse des cailloux quelque part dans un Cayenne russe
A vouloir brosser un tableau négatif de la Russie et de Vladimir Poutine, la chaîne publique s'est encore pris les pieds dans le tapis. A en croire le journal télévisé, on peut encore être condamné aux travaux forcés, comme au temps du goulag.
Après la «fake news» sur Vladimir Poutine et la chasse au tigre, la chaîne publique France 2 semble s'être autorisée de nouvelles approximations lors du 20 heures du 21 août.
A la suite d'un sujet sur l'affaire Asia Argento et les turpitudes d'Hollywood, Julian Bugier enchaîne sur le cas du réalisateur russo-ukrainien Oleg Sentsov, condamné en Russie en août 2015 à 20 ans de prison et qui observe une grève de la faim depuis plus de 100 jours. Le journaliste présentateur fait alors l'affirmation suivante (lien vers la vidéo, à 17 minutes et 40 secondes) : «A l'étranger encore, de nouveaux appels en faveur de la libération du cinéaste Oleg Sentsov, cet opposant ukrainien qui a entamé une grève de la faim depuis maintenant cent jours. Il a été condamné à 20 ans de travaux forcés pour avoir défié Vladimir Poutine lors de la crise ukrainienne. Il peut mourir à tout moment, disent ses soutiens», affirme Julian Bugier. Avant de laisser place à un sujet en images illustré par le bandeau : «Le tragique combat d'Oleg Sentsov».
Pour avoir défié Poutine
La télévision publique a-t-elle décidé de multiplier les reportages à charge contre la Russie, quitte à simplifier les faits jusqu'à l'erreur ? Le sombre tableau brossé par le média d'Etat français est de nature à influencer le jugement de millions de téléspectateurs qui n'auraient pas d'autres sources d'information, et pourtant il comporte plusieurs erreurs.
Narration simpliste, parti pris et erreurs factuelles
En premier lieu, Oleg Sentsov n'a pas été envoyé au bagne pour avoir «défié Vladimir Poutine». A cet égard, le sujet en image qui suit l'introduction de Julian Bugier n'est pas exempt non plus d'erreurs. La voix off y explique que Oleg Sentsov a été condamné pour «apologie du terrorisme». Ce n'est pas le cas. Le 25 août 2015, la cour pénale de la ville de Rostov-sur-le-Don, dans le sud de la Russie, l'a reconnu coupable de «terrorisme» et de «trafic d'armes». Le réalisateur a été condamné pour avoir coordonné l’action en 2014 d’un groupe d’activistes liés au mouvement paramilitaire néonazi ukrainien Secteur Droit (Pravy Sektor), interdit en Russie.
Dès le printemps 2014, le coup d'Etat en Ukraine en 2014 prend vite une tournure ethnique, le nouveau pouvoir flirtant avec l'extrême-droite nationaliste : il va jusqu'à interdire l'usage de la langue russe dans les médias. Historiquement plus proche de la Russie, l'Est russophone du pays s'oppose à cette évolution et le conflit dégénère en guerre civile.
Cette autre histoire de l'Ukraine, qui s'apparente à un nettoyage ethnique, semble bien loin de celle de France 2 : un cinéaste persécuté pour avoir «défié» le président russe. Et voilà la chaîne française – hasard des indignations à géométrie variable – prenant tacitement le parti de l'extrême-droite néonazie ukrainienne.
Condamné à 20 ans de travaux forcés
Autre erreur de France 2 : le travail forcé n'existe plus en Russie, comme d'ailleurs en France, même si Julian Bugier convoque l'image du goulag, propice à rappeler au téléspectateur un univers carcéral soviétique. La Fédération de Russie est membre du Conseil de l’Europe depuis 1996 et a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme, ce qui rend impossible l'existence de bagnes.
Toutefois, en Russie, les prisonniers – tous les prisonniers – sont tenus de travailler en prison. D'après sa sœur, Oleg Sentsov aurait refusé de se conformer à cette exigence. Le travail en prison n'est qu'un des outils de la réinsertion : les détenus qui n'ont pas le bac sont également tenus de le passer. Dans un autre cadre, celui des peines de substitution, il existe, comme en France, des travaux d'intérêt général. Pour autant, en France comme en Russie, on ne saurait parler, malgré les problèmes indéniables que posent trop souvent les conditions de détention dans les deux pays, de goulag. Ou de bagne de Cayenne.
Mais dépeindre la Russie comme un repoussoir, et alimenter une campagne de dénigrement médiatique massive, justifie apparemment pour certains journalistes le recours à quelques déformations...
Pourtant, dans une interview accordée à Télé 7 jours et rapportée le 2 juillet par le magazine Femme actuelle, Julian Bugier semblait convaincu de sa mission. «J'essaie de me poser les bonnes questions et d'y apporter un éclairage, de battre en brèche les idées reçues, la bien-pensance», explique le journaliste de 36 ans, passé par iTélé et BFMTV avant d'être le joker de l'été du 20 heures de France 2. Et d'ajouter : «Je n'aime pas ce manichéisme que l'on retrouve chez certains confrères ou éditorialistes.»
Alexandre Keller
Lire aussi : France 2 accuse à tort Vladimir Poutine de chasser le tigre (VIDEO)