Déjeuner avec Giuseppe Conte : après l'arrogance, Emmanuel Macron va-t-il se faire conciliant ?
Dans une Union européenne de plus en plus désunie, Emmanuel Macron devrait mettre de l'eau dans son vin pour éviter d'envenimer les relations entre la France et l'Italie. Mais le nouveau gouvernement italien a l'avantage, euroscepticisme oblige.
Le déjeuner entre Emmanuel Macron et le président du Conseil des ministres italien Giuseppe Conte aura finalement bien lieu ce 14 juin 2018, à Paris. Mais le coup a été rattrapé de justesse. Il aura ainsi fallu un appel téléphonique nocturne entre le président de la République française et le chef du gouvernement italien pour maintenir une rencontre que Rome était clairement prêt à annuler.
Echaudé par l'affaire de l'Aquarius, l'exécutif italien avait en effet sévèrement recadré Paris sur la question de l'accueil des migrants interceptés en mer Méditerranée, menaçant d'annuler le déjeuner.
Pour autant, malgré la désescalade, les effets néfastes des remontrances françaises demeurent et les sujets de discorde ne manquent pas. Membre fondateur de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957, lors de la signature du traité de Rome, l'Italie s'éloigne toujours plus du projet européen. Et le processus s'accélère depuis la victoire des partis antisystème et anti-immigration, respectivement la Ligue (ex-Ligue du Nord) et le Mouvement 5 étoiles (M5S). Troisième puissance économique et démographique de la zone euro, l'Italie compte bien ne pas être traitée comme la Grèce ou le Portugal.
Avec l'arrivée au pouvoir de dirigeants eurosceptiques, les réticences, déjà notables, de l'Italie à mettre en œuvre l'agenda européen apparaissent désormais en pleine lumière, alors que la composition du Parlement italien et la position des nouveaux élus y siégeant semblent désormais refléter les préoccupations du peuple italien : la crise migratoire et la situation économique d'une Italie au commerce extérieur structurellement excédentaire, mais plombée par la dette et la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE). Aussi l'aggiornamento est brutal pour les partenaires européens de l'Italie. Sur tous les sujets, ou presque, Rome s'inscrit en opposition avec Bruxelles – et avec Paris.
L'Italie, pays majeur de l'Union européenne, plus eurosceptique que jamais
A la veille de la venue de Giuseppe Conte à Paris, le nouveau ministre italien de l'Agriculture a annoncé la couleur. L'Italie ne se conformera pas sans broncher aux projets commerciaux de l'Union européenne et ne ratifiera pas l'un des accords nationaux les plus emblématiques de cette orientation ultralibérale de Bruxelles, si souvent décriée : l'accord de libre-échange entre l'UE et le Canada (CETA). Bien qu'entré en vigueur de manière provisoire en septembre 2017, l'UE adoptant la stratégie du fait accompli, l'accord doit encore être ratifié par les parlements des Etats membres. «Nous ne ratifierons pas l'accord de libre-échange avec le Canada parce qu'il ne protège qu'une petite partie de nos AOP (appellations d'origine protégée) et de nos IGP (indications géographiques protégées)», a tranché Gian Marco Centinaio.
L'#Italie 🇮🇹 annonce qu'elle ne ratifiera pas le #CETA#Politique#Economie#Diplomatie#Conte
— RT France (@RTenfrancais) 14 juin 2018
➡️https://t.co/07zrwvY4nupic.twitter.com/6oeihvYCgK
Sur la question migratoire, avec l'arrivée au pouvoir de la Ligue et du M5S, Rome semble décidée à mettre l'UE face à ses responsabilités. Alors que l'Italie est en première ligne face aux flux migratoires en provenance d'Afrique du Nord et d'une Libye plongée dans le chaos depuis l'intervention occidentale de 2011, Rome a, là aussi, mis l'UE au pied du mur : si Bruxelles continue de laisser l'Italie seule face à la crise migratoire, celle-ci a clairement fait savoir qu'elle se passerait de l'échelon européen. Le 13 juin, Rome a ainsi officialisé son mécontentement de la politique migratoire européenne en annonçant sa volonté de créer un «axe» avec l'Autriche et l'Allemagne contre l'immigration clandestine.
Emmanuel Macron sans levier face à une Italie déterminée ?
Sur le plan diplomatique, l'Italie se fait plus ferme aussi, notamment sur le question des relations avec la Russie. Le 5 juin dernier, Giuseppe Conte déclarait que l'Italie était favorable à la levée des sanctions européennes, adoptées dans le sillage des Etats-Unis, aux dépens des échanges commerciaux entre la Russie et les Etats membres de l'UE. «Nous serons les promoteurs d'une révision du système de sanctions [contre la Russie]», avait-il annoncé lors de son discours de politique générale devant le Sénat italien.
Emmanuel Macron évitera-t-il ces écueils, ne serait-ce que pour sauver les apparences ? Avec les démissions en 2016 de Matteo Renzi, désavoué lors d'un référendum crucial portant sur les exigences de Bruxelles à l'encontre de l'Italie, puis de Paolo Gentiloni en 2018, Paris ne peut plus compter sur les défenseurs assidus de l'Union européenne avec qui le dialogue, à défaut d'être toujours parfait, se faisait au moins dans le même langage. Et c'est une très mauvaise nouvelle pour le projet européen du président français, dont les grandes lignes ont été esquissées à la Sorbonne fin septembre 2017 et qui prévoyait de définir «une feuille de route» pour l'Union européenne avant l'été 2018...
#Renzi se posait en défenseur des Italiens face #UE mais s'engageait à appliquer réformes exigées par... Bruxelles! https://t.co/U9bXfn6mUVpic.twitter.com/8KDh7DvFjV
— RT France (@RTenfrancais) 6 décembre 2016
Afin de ramener Giuseppe Conte dans le droit chemin, Emmanuel Macron pourrait d'ailleurs ressortir de son chapeau sa proposition un peu oubliée de créer un Office européen de l'asile et une police européenne des frontières, formulée lors de ce même discours de la Sorbonne. Mais il lui faudra d'autres gages pour parvenir à convaincre des dirigeants italiens anti-Union européenne de l'utilité d'une énième structure supranationale.
L'Union européenne disqualifiée par son coup de force en Italie
Emmanuel Macron ne peut pas non plus compter sur le tandem historique franco-allemand et sur l'aide de la chancelière allemande, Angela Merkel. Cette dernière est sortie très affaiblie des élections législatives de septembre 2017, qui se sont soldées par une déconvenue historique de son parti, la CDU-CSU, ainsi que la percée du parti anti-européen et anti-immigration Alternative für Deutschland (AfD).
Pour éviter coûte que coûte de nouvelles élections, la dirigeante allemande s'est empêtrée dans une longue crise politique, avant de trouver les modalités d'une énième «grande coalition». En outre, Angela Merkel se trouve sous la pression de l'aile droite de sa formation politique. Les protestations contre la politique migratoire, menée par la chancelière, se retrouvent même au sein du gouvernement allemand. Le ministre de l'Intérieur, Horst Seehofer, a fait part de son opposition en annulant le 12 juin sa participation à une réunion sur l'intégration des migrants.
Quant à la Commission européenne, elle multiplie les maladresses et les atteintes à la souveraineté italienne. Le 5 juin dernier, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, soulevait un tollé en conseillant aux Italiens «plus de travail, moins de corruption [et] du sérieux».
Ils m'ont demandé d'abjurer comme Galilée. Je ne l'ai pas fait
Mais c'est surtout l'échec du coup de force européen, visant à neutraliser la victoire du M5S et de la Ligue aux législatives, qui a renversé la table et considérablement compromis Bruxelles dans la péninsule. Le président de la République italienne Sergio Mattarella avait tenté d'imposer un gouvernement technique confié à un ancien dirigeant du Fonds monétaire international (FMI), au motif de la présence dans l'équipe gouvernementale proposée par le M5S et la Ligue d'un candidat eurosceptique au ministère des Finances, Paolo Savona. A l'issue d'un bras de fer aux multiples rebondissements, celui-ci, a finalement été nommé... ministre des Affaires européennes. Lors d'une séance de dédicaces de son dernier livre le 13 juin, Paolo Savona est revenu sur cet épisode. «Ils m'ont demandé d'abjurer comme Galilée. Je ne l'ai pas fait», a-t-il lancé.
A #Berlin, #Macron tente de convaincre une #Allemagne très réticente de réformer la zone #euro
— RT France (@RTenfrancais) 19 avril 2018
➡️ https://t.co/SmaXgjJA4kpic.twitter.com/QPwh37TtO5
Après avoir salué comme «courageuse» et «responsable» la décision de Sergio Mattarella de faire barrage au M5S et la ligue, Emmanuel Macron devra marcher sur des œufs pour normaliser ses relations avec Giuseppe Conte. Le 12 juin, le président français avait en outre fustigé «la part de cynisme et d'irresponsabilité» du gouvernement italien, après le refus exprimé par le vice-président du Conseil Matteo Salvini (issu de la Ligue) de laisser accoster le navire chargé de centaines de migrants dans un port italien.
De plus en plus seul à porter le projet d'intégration européenne, Emmanuel Macron ne peut se permettre de s'aliéner l'Italie, au risque de voir l'Union se disloquer un peu plus. D'autant que le prochain sommet européen, les 28 et 29 juin 2018, s'annonce houleux. A l'occasion de cette réunion du Conseil européen, Emmanuel Macron compte soutenir plusieurs réformes européennes destinées à relancer l'Europe à 27 et à le placer en position de leader d'une Union à la peine. Alors que Berlin se montre plus opiniâtre que jamais, notamment sur les sujets économiques telle une éventuelle union bancaire, le président français a tout intérêt, dans sa difficile quête de soutiens, à ménager son hôte italien.
Alexandre Keller
Lire aussi : Recueil de migrants en mer : la France peut-elle vraiment faire la leçon à l'Italie ?