Poutine : la division de l'Europe subsiste, le mur s’est simplement déplacé vers l'Est
Dans une interview accordée au quotidien allemand Bild, le président russe Vladimir Poutine a évoqués des sujets d’actualité, parmi lesquels le rôle de l’OTAN dans le monde, la crise ukrainienne et la situation économique de la Russie.
Bild : Monsieur le président, nous venons de marquer le 25ème anniversaire de la fin de la Guerre froide. L’année dernière, nous avons été témoin d’un grand nombre de guerres et de crises partout dans le monde, quelque chose qui ne s'est pas produit depuis des années. Qu'est-ce qui ne va pas ?
Vladimir Poutine (V.P.) : Vous avez justement commencé par la question clé. Nous avons fait tout faux dès le départ. On n’est pas parvenus à résoudre la division de l’Europe : il y a 25 ans, le mur du Berlin est tombé mais la division de l’Europe n’a pas été surmontée, un mur invisible s’est simplement déplacé vers l’Est. Cela a créé une base pour des reproches mutuels, pour des malentendus et des crises à venir. Beaucoup de gens, y compris en République fédérale [d’Allemagne] critiquent mon discours bien connu de la Conférence sur la sécurité de Munich. Mais qu’est-ce qu’il y avait d’inhabituel dans ce que j’ai dit ?
Après la chute du mur de Berlin, on disait que l’OTAN n’allait pas s’élargir à l’Est. D’après mes souvenirs, le secrétaire général de l’OTAN de l’époque, le citoyen de la République fédérale Manfred Woerner l’a dit. A propos, certains politiciens allemands de cette époque ont tiré la sonnette d’alarme et ont proposé leurs solutions, par exemple, Egon Bahr.
Vous savez, avant de rencontrer les journalistes allemands, naturellement, j’ai pensé que de toute manière nous allions aborder le sujet que vous venez d’évoquer. Ainsi, j’ai pris des retranscriptions archivées des conversations de cette époque (1990) entre les dirigeants soviétiques et certains hommes politiques allemands, dont M. Bahr. Elles n’ont jamais été publiées.
Bild : Ce sont des interviews ?
V.P. : Non, ce sont des discussions de travail les hommes politiques allemands, Genscher, Kohl, Bahr et les dirigeants soviétiques (M. Gorbatchev, M. Falin qui était à l’époque me semble-t-il, à la tête du département international du Comité central du Parti communiste. Elles n’ont jamais été rendues publiques. Et vous, ainsi que vos lecteurs, serez les premiers à découvrir ces conversations de 1990.
L’Europe ne devait pas rejoindre l’OTAN
Regardez ce qu’a dit M. Bahr : «Si en réunifiant l’Allemagne, nous ne prenons pas des mesures décisives pour surmonter la division de l’Europe en deux blocs hostiles, la suite des événements peut prendre une tournure défavorable au point que l’URSS sera vouée à l’isolement international». Cela a été dit le 26 juin 1990.
Donc, M. Bahr a fait des propositions concrètes. Il parlait de la nécessité de la création d’une alliance nouvelle au centre de l’Europe. L’Europe ne devait pas rejoindre l’OTAN. Toute l’Europe centrale, avec ou sans l’Allemagne de l’Est, aurait dû constituer une alliance séparée, avec la participation à la fois de l’URSS et des Etats-Unis.
Et ensuite, il dit :«L’OTAN en tant qu’organisation, ou du moins ses structure militaires ne doivent pas s’élargir pour inclure l’Europe Centrale».
A cette époque-là, il était déjà le patriarche de la politique européenne, il avait sa propre vision de l’avenir de l’Europe et il disait à ses collègues soviétiques : «Si vous n’êtes pas d’accord avec ça, mais que vous êtes au contraire d’accord avec l’élargissement de l’OTAN et si l’URSS l’accepte, alors je ne viendrai plus à Moscou».
Vous voyez, c’était un homme très intelligent. Il avait vu le sens profond de cela. Il était convaincu qu’il fallait radicalement changer de format, abandonner l’époque de la Guerre froide. Mais, on n’a rien fait.
Bild : Est-il revenu à Moscou par la suite ?
V.P. : Je ne sais pas. Cette conversation a eu lieu le 27 février 1990. C’est l’enregistrement de la conversation entre M. Falin qui représentait l’Union soviétique et M. Bahr, ainsi que M. Voigt qui représentaient les politiciens allemands.
Les autres pays ont le droit […] d’agir d’une façon qu’ils jugent appropriée en termes de sécurité globale
Que s’est-il donc réellement passé ? Il s’est produit ce dont M. Bahr nous avait averti. Il avait prévenu que la structure militaire, l’Organisation du traité de l'Atlantique nord, ne devait pas s’étendre à l’Est. Que quelque chose de commun, qui unifie la totalité de l’Europe devait être créé. Rien de cela n’est arrivé ; ce contre quoi il nous avait mis en garde s’est réalisé : l’OTAN a commencé à se déplacer vers l’Est et s’est élargie.
On a entendu mille fois le mantra des hommes politiques américains et européens qui dit : «Chaque pays a le droit de choisir ses propres dispositions en matière de sécurité». Oui, on sait cela. C’est vrai. Mais, il est vrai aussi que les autres pays ont le droit de décider d’élargir, ou non, leur propre organisation, d’agir d’une façon qu’ils jugent appropriée en termes de sécurité globale. Les membres principaux de l’OTAN auraient pu dire :«Nous sommes heureux que vous désiriez nous rejoindre, mais nous n’allons pas élargir notre organisation, on voit l’avenir de l’Europe autrement».
A chaque fois qu’ils devenaient des obstacles, l’ONU était immédiatement qualifiée d’obsolète
Au cours des 20-25 dernières années, surtout après la chute de l’Union soviétique, lorsque le deuxième centre de gravité du monde a disparu, il y avait le désir de profiter pleinement de sa présence unique au sommet de la gloire, de la force et de la prospérité mondiales. Il n’y avait absolument pas de désir de se tourner soit vers le droit international ou vers la charte des Nations unies. A chaque fois qu’ils devenaient des obstacles, l’ONU était immédiatement qualifiée d’obsolète.
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En dehors de l'élargissement de l'OTAN à l’Est, le système de défense anti-missile est devenu un problème en termes de sécurité. Tout cela est développé en Europe au prétexte de répondre à la menace nucléaire iranienne.
En 2009, l’actuel président des Etats-Unis Barack Obama a déclaré que si la menace nucléaire iranienne cessait d’exister, il n’y aurait pas de raison pour de mettre en place ce système de bouclier anti-missile ; cette raison aurait disparue. Cependant, l’accord avec l’Iran [sur son programme nucléaire] a été signé. On étudie à présent la levée des sanctions, tout est sous le contrôle de l’Agence internationale de l'énergie atomique ; les premières cargaisons d’uranium ont déjà été acheminées sur le territoire russe pour y être traitées, mais le développement du système de bouclier anti-missile se poursuit. Des accords bilatéraux ont été signés avec la Turquie, la Roumanie, la Pologne et l’Espagne. Les forces navales qui doivent opérer dans le cadre de la défense antimissile sont déployés en Espagne. Une zone de positionnement a déjà été créée en Roumanie et une autre sera créée en Pologne avant 2018 ; un radar est en train d’être installé en Turquie.
Nous nous sommes fortement opposés aux développement en cours, par exemple, en Irak, en Libye ou dans d’autres pays. Nous avons dit : «Ne faîtes pas cela, n’allez pas là-bas et ne faîtes pas d’erreur ». Personne ne nous a écoutés ! Au contraire, ils ont pensé que nous prenions une position anti-occidentale, une attitude hostile envers l’Occident. Et à présent, lorsque vous avez des centaines de milliers, déjà un millions de réfugiés, vous pensez que notre position était anti-occidentale ou pro-occidentale ?
Bild : D’après ce que j’ai compris, vous avez fait un résumé des erreurs commises par l’Occident à l'égard de votre pays. Pensez-vous que la Russie de son côté a commis des erreurs au cours de ces 25 dernières années ?
V.P. : Oui, elle a fait des erreurs. Nous n’avons pas réussi à faire valoir nos intérêts nationaux, alors que nous aurions dû le faire dès le départ. Le monde entier aurait alors être plus équilibré.
En Allemagne, les médias se trouvent sous une forte influence étrangère
Bild : Ce que vous venez de dire, est-ce que cela signifie que depuis 1990-1991, après la chute de l’Union soviétique et toutes les années qui ont suivi, la Russie a échoué à affirmer clairement ses intérêts nationaux ?
V.P. : Absolument.
Bild : Nous savons que vous avez une attitude particulière à l’égard de l’Allemagne. Il y a dix ans, dans une interview que vous nous aviez accordée à l’occasion du 60ème anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale vous aviez déclaré : «La Russie et l’Allemagne n’ont jamais été aussi proche l’une de l’autre qu’à présent». A votre avis, que reste-t-il aujourd’hui de cette proximité ?
V.P. : Nos relations sont basées, principalement, sur l’attirance réciproque de nos peuples.
Bild : Donc, rien n’a changé à cet égard ?
V.P. : Je ne pense pas. Malgré toutes les tentatives (opérées par vous et vos collègues) de bouleverser nos relations en utilisant les mass médias et une rhétorique antirusse, je crois que vous n’êtes pas parvenu à le faire dans les proportions que vous souhaitiez. Bien sûr, je ne parle pas de vous en personne. Je me réfère aux médias en général, y compris les médias allemands. En Allemagne, les médias se trouvent sous une forte influence étrangère, d’abord et principalement celle qui vient de l’autre côté de l’Atlantique.
Vous avez dit que j’ai fait un résumé de tout ce que nous percevons comme des erreurs faites par l’Occident. C’était loin d’être exhaustif, je n’ai mentionné que quelques points parmi les plus importants. Après l’effondrement de l’Union soviétique, des processus tout aussi néfastes ont émergés à l’intérieur de la Russie elle-même. Ils comprenaient la chute de la production industrielle, l’effondrement du système social, le séparatisme et l’assaut le plus évident du terrorisme international.
Le terrorisme international était également utilisé comme un moyen de combattre la Russie
Bien évidemment, nous sommes responsables, nous devons blâmer personne d’autre que nous. Mais en même temps, c’était un fait évident à nos yeux, que le terrorisme international était également utilisé comme un moyen de combattre la Russie, alors que tout le monde fermait les yeux sur ce fait ou fournissait un soutien aux terroristes (je fais référence au soutien politique, informationnel, financier ou même armé, dans certains cas, fourni à ceux qui luttait contre l’Etat russe). Véritablement, nous avons réalisé à ce moment-là que les discussions et les intérêts géopolitiques étaient deux chose complétement différentes.
En ce qui concerne les relations russo-allemandes, en effet, elles ont atteint un niveau excellent en 2005, et auraient continuer à se développer avec succès par la suite. Le montant des échanges entre nos deux pays avait augmenté et dépassait 80 milliards de dollars.
En Allemagne, un très grand nombre d’emplois ont été créés grâce à la coopération russo-allemande. Ensemble, nous avons essayé d’empêcher des développements négatifs au Moyen-Orient, plus particulièrement en Irak.
Nous avons pris des mesures importantes pour approfondir notre coopération dans le domaine de l’énergie. De nombreux entrepreneurs allemands ont ouvert des entreprises en Russie et des milliers d’entreprises ont été créées. Les échanges entre nos citoyens se sont développés, de même que les contacts humanitaires. Le forum de dialogue public de Saint-Pétersbourg a également été créé à cette époque.
Nous surmonterons les difficultés que nous rencontrons aujourd’hui
Comme je l’ai dit, le montant de échanges avoisinait 83-85 milliards de dollars et il s’est réduit de moitié dans les premiers mois de 2015. Je crois que pour l’année entière, il s’établira aux environ de 40 milliards, la moitié de ce qu’il représentait. Cependant, nous préservons nos relations, la chancelière et moi nous voyons régulièrement à différentes occasions. Je crois que je l’ai rencontrée sept fois et me suis entretenu au téléphone avec elle 20 fois en 2015. Nous célébrons réciproquement l’Année de la langue et de la littérature russe en Allemagne et l’Année de la langue et de la littérature allemande en Russie. Cette année doit être celle des échanges de jeunes. Cela veut dire que les relations se développent, grâce à Dieu, et j’espère qu’elles continueront à se développer. Nous surmonterons les difficultés que nous rencontrons aujourd’hui.
Cependant, nos relations se poursuivent. Nous nous rencontrons régulièrement avec la chancelière lors des événements. Je crois qu’on s’est rencontrés sept fois l’année dernière, on a discuté 20 fois par téléphone avec elle. Nous organisons des années croisées de la littérature et de la langue allemande et respectivement, de la langue russe en Allemagne et en Russie. Cette année, on envisage d’organiser une année d’échanges entre des jeunes. Cela veut dire que les relations se développent, Dieu merci. J’espère qu’elles continueront à se développer. Nous surmonterons les difficultés auxquelles nous faisons face aujourd’hui.
Je n’ai jamais changé. D’abord, je me sens toujours jeune aujourd’hui
Bild : Si je vous ai bien compris, l’OTAN aurait dû dire à l’époque aux Etats de l’Europe de l’Est qu’elle ne les accepterait pas en tant que membre. Pensez-vous que l’OTAN aurait-pu survivre dans ce cas ?
V.P. : Bien sûr.
Bild : Mais cela a été établi dans la Charte de l’OTAN.
V.P. : Mais qui écrit cette charte ? Des gens. Est-ce que c’est écrit dans la Charte que l’OTAN doit accepter tous ceux qui veulent en faire partie ? Non. Il faut des critères, des conditions. S’il y avait eu une volonté politique, s’ils l’avaient voulu, ils auraient pu faire quelque chose. Ils n’ont tout simplement pas voulu le faire. Ils ont voulu régner.
Alors ils se sont assis sur le trône. Et ensuite ? Ensuite, les crises dont nous discutons maintenant sont arrivées. S’ils avaient suivi les conseils de ce vieil allemand intelligent, Monsieur Egon Bahr, leur avait donné, ils auraient créé quelque chose de nouveau qui aurait unifié l’Europe et empêché ces crises. La situation aurait été différente, il y aurait eu d’autres problèmes. Peut-être qu’ils ne seraient pas aussi aigus, vous voyez ?
Bild : Il existe une théorie qu’il y a deux Poutines, le premier était jeune, avant 2007, il avait montré sa solidarité avec les Américains, Gerhard Schröder [l’ex-chancelier allemand] était son ami, et puis, à compter de 2007, un autre Poutine est apparu. En 2000, vous avez dit : «Il ne doit pas y avoir de confrontations en Europe, nous devons tout entreprendre pour les surmonter». Et à l’heure actuelle, nous sommes dans une confrontation de ce type.
J’ai une question directe à vous poser, quand est-ce qu’on aura l’ancien Poutine ?
V.P. : Je n’ai jamais changé. D’abord, je me sens toujours jeune aujourd’hui. J’étais et je reste l’ami de Gerhard Schröder. Rien n’a changé.
En ce qui concerne la façon à procéder face à des problèmes tels que la lutte contre le terrorisme, elle n’a pas changé non plus. Oui, à l’époque, le 11 septembre, j’étais le premier à téléphoner au président Bush et je lui ai exprimé ma solidarité. Nous étions prêts à tout faire pour lutter ensemble contre le terrorisme. Il n’y pas si longtemps, après les attentats terroristes ont eu lieu à Paris, j’ai appelé le président français de la même façon, avant de le rencontrer.
Si, à l’époque, ils avaient écouté Gerhard Schröder, Jacques Chirac et moi-même, on n’aurait probablement pas eu les attentats terroristes à Paris, parce qu’il n’y aurait pas eu un tel sursaut du terrorisme sur les territoire de l’Irak, de la Libye et d’autres pays du Moyen-Orient.
Nous n’avons pas fait la guerre, nous n’avons pas non plus occupé quiconque
Nous sommes face à des menaces communes et tous, nous désirons toujours que tous les pays, en Europe et dans le reste du monde, unissent leurs efforts pour lutter contre ces menaces et nous nous battons toujours pour cela. Les problèmes communs sont nombreux, il n’y a pas que le terrorisme ; il y a aussi la criminalité, le trafic d’humains, la protection de l’environnement et beaucoup d’autres défis. Mais cela ne signifie pas que nous devons à chaque fois être d’accord avec tout le monde, sur ces questions ou sur d’autres questions. Si quelqu’un n’est pas d’accord avec notre position, il pourrait trouver une meilleure option que de chaque fois nous présenter comme un ennemi. Ne vaudrait-il pas mieux nous écouter, réfléchir à ce que nous disons, se mettre d’accord sur quelque chose et chercher une solution commune ? C’est que j’ai dit lors du 70ème anniversaire de l’ONU à New York.
Bild : Je voudrais dire qu’aujourd’hui les défis de la lutte contre le terrorisme islamiste sont si aigus qu’ils pourraient réunir la Russie et l’Occident, mais le problème de la Crimée surgit. Est-ce que la Crimée vaut la peine de mettre en jeu la coopération avec l’Occident ?
V.P. : Que voulez-vous dire par le mot «la Crimée» ?
Bild : La redéfinition des frontières.
V.P. : Et pour moi, cela signifie 2,5 millions de personnes. Ce sont eux qui ont eu peur du coup ; soyons francs, ils ont eu peur du coup d’Etat en Ukraine. Et après le coup à Kiev – car ce n’était rien d’autre qu’un coup d’Etat, peu importe la façon dont les forces des nationalistes extrémistes, les forces qui sont arrivées au pouvoir à l’époque, et qui y sont restées, ont essayé de maquiller tout ça – ils ont commencé à menacer ouvertement la population, à menacer les Russes et les russophones habitant en Ukraine, et notamment en Crimée, parce que la concentration de Russes et de russophones y est plus élevée que dans d’autres parties de l’Ukraine.
Le Kosovo a déclaré son indépendance, et le monde entier l’a acceptée
Qu’est-ce-que nous avons fait ? Nous n’avons pas fait la guerre, nous n’avons pas non plus occupé quiconque, il n’y pas eu de fusillade, personne n’a été tué pendant les événements de Crimée. Pas une seule personne ! Nous n’avons utilisé les forces armées que pour empêcher plus de 20 000 militaires ukrainiens stationnés là-bas d’interférer la libre expression de la volonté des résidents de la Crimée. La population s’est rendue au référendum, a exprimé sa voix. Elle a choisi de faire partie de la Russie.
J’ai une question : qu’est-ce que c’est la démocratie ? La démocratie, c’est la volonté du peuple, les gens se sont prononcés pour la vie qu’ils voulaient mener. Pour moi, le territoire et les frontières ne sont pas aussi importants que le destin de la population.
Bild : Mais les frontières sont une composante de l’ordre politique européen. Vous aviez dit auparavant que c’est très important, notamment dans le cadre de l’élargissement de l’OTAN.
V.P. : Il est important de toujours respecter le droit international. Dans le cas de Crimée, le droit international n’a pas été violé. Conformément à la Charte des Nations Unis, chaque nation dispose du droit à l’autodétermination. En ce qui concerne le Kosovo, la Cour internationale de l’ONU a défini qu’on pouvait ignorer l’opinion du pouvoir central lorsqu’il était question de souveraineté. Si vous êtes un média sérieux, honnête avec vos lecteurs, retrouvez dans les archives la prise de position du représentant allemand auprès de la Cour internationale de justice et citez là. Prenez la lettre qui, je crois a été rédigée par le département d’Etat américain ou l’intervention du représentant britannique. Trouvez-les et lisez ce qui y est écrit. Le Kosovo a déclaré son indépendance, et le monde entier l’a acceptée. Savez-vous comment cela s’est passé dans les faits ?
Bild : Après la guerre ?
V.P. Non, par une décision du Parlement. Ils n’y même pas eu de référendum.
Que s’est-il passé en Crimée ? Premièrement, le Parlement criméen a été élu en 2010, à cette époque la Crimée faisait partie de l’Ukraine. Ce que je vais dire maintenant est extrêmement important. Le Parlement élu alors que la Crimée appartenait à l’Ukraine s’est réuni, a voté l’indépendance et organisé un référendum. Et lors de ce référendum, les citoyens ont voté pour la réunification avec la Russie. De plus, comme vous l’avez correctement signalé, les événements au Kosovo ont eu lieu après plusieurs années de guerre et une intervention de facto des pays de l’OTAN, après le bombardement de la Yougoslavie et des frappes de missile contre Belgrade.
Les Russes ressentent dans leur cœur et comprennent très bien avec leur esprit ce qu’il se passe
Maintenant je veux vous demander : si les Kosovars au Kosovo disposent du droit à l’autodétermination, pourquoi les habitants de la Crimée n’auraient-ils pas ce même droit ? Si nous voulons que les relations entre la Russie, nos alliés, nos voisins en Europe et dans le reste du monde se développent de manière positive et constructive, il faut qu’au moins une condition soit observée : nous devons nous respecter les uns les autres, respecter nos intérêts et obéir aux mêmes règles plutôt que de les changer constamment en fonction d’intérêts particuliers.
Vous m’avez demandé si j’étais, oui ou non un ami. Les relations entre Etats sont un peu différentes de celles qui existent entre les personnes : Je ne suis pas un ami, ni une fiancée ni un serviteur, je suis le président de la Fédération de Russie. Soit 146 millions de personnes qui ont leurs intérêts propres et je dois les protéger. Nous sommes prêts à le faire sans confrontation, nous sommes prêt à chercher des compromis, mais, bien sûr, sur la base du droit international qui doit être compris par tous de la même façon.
Bild : Si, comme vous le dites, il n’y a pas eu de violation du droit international en Crimée, alors comment pouvez-vous expliquer aux Russes qu’à cause de cela, l’Occident, à l’initiative d’Angela Merkel, imposé des sanctions contre la Russie et dont le peuple souffre actuellement ?
V.P. Vous savez, les Russes ressentent dans leur cœur et comprennent très bien avec leur esprit ce qu’il se passe. Napoléon a dit un jour que la justice était l’incarnation de Dieu sur la Terre. Dans ce sens, la réunification de la Crimée et de la Russie est une décision juste.
En ce qui concerne la réaction de nos partenaires occidentaux, je crois qu’elle était erronée et ne visait pas à soutenir l’Ukraine mais à limiter l’accroissement des capacités de la Russie. Je crois qu’il n’aurait pas fallu faire ça et c’est l’erreur principale ; au contraire, il faut utiliser les aptitudes de chacun pour atteindre une croissance mutuelle, répondre ensemble à nos problèmes communs.
Vous avez évoqué les sanctions. A mon avis, c’était une décision imprudent et préjudiciable. J’ai dit que le volume de nos échanges avec l’Allemagne était de l’ordre de 83-85 milliards de dollars et que la création de milliers d’emplois en Allemagne avait résulté de ce travail commun. Quelles sont les limites auxquelles nous sommes confrontés ? Ce n’est pas la pire situation que nous ayons traversée mais cela pénalise notre économie, sans aucun doute puisque cela restreint notre accès aux marchés financiers internationaux.
Le plus douloureux dans la situation actuelle, d’abord pour notre économie, ce sont les dommages causés par la chute des prix de nos biens d’exportation traditionnels. Mais l’une et l’autre conséquence ont des effets positifs. Lorsque les prix du pétrole sont hauts, il nous est très difficile de résister à dépenser les revenus du pétrole pour couvrir les dépenses courantes. Je crois que le déficit non-pétrolier s’est accru à un niveau très dangereux. Nous sommes à présent obligés de le réduire. Et c’est sain…
Bild : Quid du déficit budgétaire ?
V.P. Nous faisons une séparation. Il y a le déficit total et ensuite les revenus hors pétrole et gaz. Le déficit total est assez faible. Mais si on déduit les rentrées générées par les ventes de pétrole et de gaz, alors on obtient un déficit trop important. La baisse précisément de ces rentrées oblige à assainir l’économie. C’est le premier point.
Deuxièmement, on peut tout acheter avec des pétrodollars. Et lorsque les revenus qu’ils génèrent sont élevés, alors le développement n’est plus stimulé, surtout dans le domaine des hautes technologies. On constate actuellement un recul du PIB de 3,8%, une baisse de la production industrielle de 3,3%, une progression de l’inflation de 12,7%. C’est beaucoup, mais en même temps, la balance de notre commerce extérieur reste positive, et pour la première fois depuis de nombreuses années, on a connu une augmentation du volume des exportations de produits à haute valeur ajoutée. C’est une tendance très positive pour l’économie intérieure.
Le niveau de nos réserves reste très élevé, la Banque centrale dispose de réserves atteignant 340 milliards de dollars en or et en devises. Si je ne me trompe pas, ces dernières dépassent 300 milliards. Il y a encore deux fonds de réserve du gouvernement de la Fédération de Russie qui s’élèvent chacun à de 70 ou 80 milliards, 70 pour l’un et 80 pour l’autre. Nous considérons que nous nous dirigeons vers une stabilisation et une croissance économique. Nous avons pris toute une série de mesures, y compris ce qu’on appelle la «substitution aux importations», ce qui se traduit par des investissements dans le domaine des hautes technologies.
Bild : Vous avez fréquemment discuté de la question des sanctions, ainsi que de la Crimée, avec Angela Merkel. La comprenez-vous ? Lui faîtes-vous confiance ?
V.P. Je suis certain qu’elle est une personne très sincère. Elle doit travailler à l’intérieur d’un cadre précis mais je n’ai aucun doute sur la sincérité des efforts qu’elle déploie pour trouver des solutions, y compris concernant la situation dans le sud-est de l’Ukraine.
Vous avez parlé des sanctions. Tout le monde dit qu’il faut absolument mettre en œuvre les accords de Minsk et qu’ensuite, la question des sanctions sera réexaminée. Croyez-moi, cela commence à présent à ressembler au théâtre de l’absurde, car tout ce qui doit être fait d’essentiel au regard de la mise en œuvre des accords de Minsk est de la responsabilité des autorités ukrainiennes actuelles. Il est impossible de demander à Moscou de faire quelque chose que Kiev doit faire. Par exemple, la question essentielle, clé dans le processus de règlement est politique dans sa nature et une réforme constitutionnelle se trouve en son centre. C’est le point 11 des accords de Minsk. Il dit expressément qu’une réforme de la Constitution doit être menée à bien, mais Moscou ne peut prendre de telles décisions !
Comment peut-on demander à Moscou de faire ce qui doit découler de décisions de nos collègues à Kiev ?
Regardez, tout est prévu : l’Ukraine doit mener à bien une réforme constitutionnelle qui doit entrer en vigueur avant la fin de l’année 2015. L’année 2015 s’est terminée.
Bild : La réforme constitutionnelle doit être menée après l’arrêt de toutes les hostilités militaires. C’est ce que dit ce point ?
V.P. Non. Il ne dit pas cela
Regardez, je vous donne la version anglaise. Qu’est-ce qui est écrit ? Point 9, rétablissement du contrôle complet sur la frontière nationale par le gouvernement ukrainien, sur la base du droit ukrainienne basé sur la réforme constitutionnelle de fin 2015, pour autant que le point 11 ait été réalisé, ce qui implique une réforme constitutionnelle.
Donc, une réforme constitutionnelle et des processus politiques doivent être mis en œuvre en premier lieu, et puis après, sur la base de ces processus, la création d’une atmosphère de confiance et la finalisation de tous les processus, y compris, la fermeture de la frontière. Je crois que nos partenaires européens, la chancelière allemande et le président français, devraient examiner ces problèmes d’un peu plus près.
Bild : Vous pensez que ce n’est pas le cas ?
V.P. Je crois qu’ils ont beaucoup de problèmes qui leur sont propres. Mais, si on répondre à ce problème, alors il faut l’examiner. Par exemple, il est écrit ici que les modifications de la Constitution doivent se faire sur une base permanente.
Le gouvernement ukrainien a promulgué une loi sur le statut spécial de ces territoires, une loi qui avait été adoptée précédemment, avec des provisions transitoires. Cette loi qu’ils ont introduite dans la Constitution n’a été adoptée que pour une durée de trois ans. Deux années se sont déjà écoulées. Lorsque nous nous sommes rencontrés à Paris, la chancelière allemande comme le président français étaient d’avis que cette loi devait être modifiée et incluse dans la Constitution de manière permanente. Et le président français et la chancelière allemande l’ont confirmé. Mais, la version actuelle de la Constitution n’a pas été approuvée et la loi n’est pas devenue permanente. Comment peut-on demander à Moscou de faire ce qui doit découler de décisions de nos collègues à Kiev ?
Bild : Quelle est votre attitude actuellement envers la chancelière allemande ? Vous aviez dit à l’époque que vous étiez admiratif de nombre de ses qualités. Qu’en est-il à présent ?
V.P. Quand est-ce que j’ai dit ça ?
Bild : Ou plutôt, que vous la respectiez.
V.P. J’ai toujours la même attitude envers elle. J’ai déjà dit qu’elle est une personne très sincère et très professionnelle. Dans tous les cas, je crois que le niveau de confiance entre nous est très élevé.
Bild : J’aimerais vous poser une question plus personnelle. Lorsqu’en janvier 2007, la chancelière vous a rendu visite à Sotchi, saviez-vous, à l’époque, qu’elle avait peur des chiens ?
V.P. Bien sûr que non. Je n’en savais rien. Au contraire, j’ai voulu lui faire plaisir lorsque je lui ai montré mon chien. Je m’en suis expliqué par la suite et je me suis excusé.