Malgré les déboutés, Bolloré s’acharne à attaquer les enquêteurs en diffamation
Le magazine en ligne Bastamag vient d'être relaxé dans la deuxième poursuite engagée par le groupe Bolloré. Même s'il perd ses procès, l'industriel attaque les journalistes traitant de ses activités en Afrique. Ils ont témoigné pour RT France.
Le 30 novembre, le groupe Bolloré a perdu le procès de sa deuxième plainte en diffamation contre le magazine indépendant Bastamag. Le média, dont les démêlés judiciaires avec l'industriel remontent à 2013, s'est réjoui de sa relaxe sur Twitter.
Basta ! - Bolloré : 4 - 0. Nous venons d'apprendre notre relaxe pour la 2ème plainte en diffamation intentée par Bolloré (après avoir gagné en 1ere instance, en appel et en cassation pour la 1ère plaine) 🍾 pic.twitter.com/k77ZmeD1aK
— Bastamag (@Bastamag) 30 novembre 2018
L’objet de la plainte déposée par le groupe de l'homme d'affaire breton : un article rédigé en 2014 par Simon Gouin et Julien Lusson, qui relatait les allégations de villageois de Sierra-Leone, de Côte d’Ivoire, du Cameroun et du Cambodge vivant près des plantations gérées par Socfin, une filiale de Bolloré. Ils s'étaient rendus à Paris en octobre 2014 pour négocier directement avec l'industriel, disant être victimes de l’accaparement de leurs terres.
Le tribunal correctionnel de Paris a relaxé le journaliste et le directeur de publication de Bastamag, au titre de la «bonne foi», statuant qu'ils disposaient d'une «base factuelle suffisante» pour écrire ces propos sur un «sujet d'intérêt général majeur».
Bastamag a réagi sur Twitter en commentant. «L'intérêt général doit primer sur les intérêts privés, on ne le répétera jamais assez !» Le magazine dénonçait depuis des années les «poursuites-bâillons» du groupe Bolloré.
Interrogé par RT France, le journaliste Tristan Waleckx, qui a lui aussi connu les affres d'une procédure pour son travail d'enquête sur Bolloré, commente la politique de l'industriel : «Leur stratégie n'est pas de gagner mais d'intenter ces procès, car les frais d’avocats sont importants, les procédures sont chronophages. C'est un recours abusif à la justice pour faire perdre du temps et de l'argent.»
Cette décision de justice n’était que le énième épisode d’un feuilleton judiciaire opposant Bastamag au groupe de Vincent Bolloré, magnat des transports, de la papeterie et des communications. En 2013, Bastamag avait été assigné en justice pour diffamation. La plainte visait un article rédigé en 2012 par Nadia Djabali, portant sur l’accaparement des terres par les industriels français, notamment dans des pays africains. Cinq ans de procédures ont eu raison de l’industriel qui a définitivement perdu le 7 mai 2018 devant la chambre criminelle de la cour de cassation. Mais ces procédures ont lourdement pesé sur les comptes de Bastamag qui a dû déboursé 13 000 euros pour sa défense.
De nombreux journalistes et médias visés par le groupe Bolloré
Ces deux affaires ne sont pas isolées. L'homme d'affaires a intenté d'autres procès contre des journalistes, des auteurs et des enquêteurs. Le père de l'Autolib et des batteries électriques ne goûte pas vraiment que l'on mette le nez dans les activités de ses filiales en Afrique, continent dans lequel il détient, entre autres activités liées à l'huile de palme, une vingtaine de concessions, donc 13 portuaires. Derniers visés, les auteurs Jean-Pierre Canet et Nicolas Vescovacci pour la publication de Vincent Tout-puissant aux Editions JC Lattès / Le Masque, attaqués en diffamation après la parution de ce livre en janvier 2018.
Comme eux, le journaliste Tristan Waleckx s'est retrouvé dans le viseur du groupe Bolloré pour son documentaire diffusé dans l'émission Complément d'enquête sur France 2 en 2016, Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien ? Ce portrait de 72 minutes, qu'il a cosigné avec Mathieu Rénier et Mikael Bozo, offre une présentation assez exhaustive des activités de l'industriel et a valu le prix Albert Londres à ses auteurs en 2017. Ont déplu à l'industriel neuf passages du film portant sur des mauvais traitements infligés aux employés d’une concession de palmiers à huile de Socapalm, une filiale de la holding Socfin détenue à 39% par Bolloré, le travail des mineurs et les conditions d'attribution de la concession portuaire de Douala au Cameroun.
L'industriel avait traîné le journaliste et la chaîne devant les tribunaux pour diffamation, réclamant notamment la bagatelle de 50 millions d'euros de dédommagement. Au titre des arguments, Richard Malka, son avocat, avait estimé que «des informations essentielles [avaient été] tues alors qu’elles auraient permis au spectateur de prendre de la distance». Les plaintes ont abouti à la relaxe de Tristan Waleckx et France 2 en 2018. La chaîne a même reçu 21 000 euros de remboursement de frais de justice, un montant assez élevé, selon les dires de leur avocat. Le journaliste avait exprimé son soulagement sur Twitter.
Après avoir gagné la semaine dernière notre procès en diffamation, nouvelle victoire aujourd’hui de France 2 face à Bolloré, cette fois au tribunal de commerce. Pour rappel, l’industriel réclamait 50 millions. Vive la justice ! Vive l’information indépendante du service public ! https://t.co/a3rrmucYYh
— Tristan Waleckx (@tristanwaleckx) 12 juin 2018
«Je n’ai pas été complètement surpris par la relaxe car nous étions accusés de choses grossières. On savait que la plainte était infondée, que nous avions été prudents, que tout était vérifié. Il ne devait pas y avoir de témoin du côté de Bolloré, pourtant ils en ont envoyé un le jour même. Mais finalement ça s'est retourné contre eux car même lui a admis qu’il n'était pas impossible de croiser des mineurs sur le site de la Socapalm», a confié Tristan Waleckx à RT France.
Ils sont obligés de développer des arguments imaginaires
«Nous étions sûrs de nous, je ne retire pas une virgule du documentaire, mais néanmoins, les avocats de la partie adverse ne reculent devant rien dans les attaques. Ils nous ont accusés d’avoir payé des adultes afin qu'ils se fassent passer pour des mineurs, ils ont prétendu que nous n'avions pas tourné à la Socapalm. Nous avons même donné nos rushes au tribunal pour prouver notre bonne foi. Même le procureur de la République avait relevé que leurs arguments ne tenaient pas. Le jugement était assez sévère à l’égard de Bolloré. Avec un peu de recul, ça montre la fragilité des attaques sur le fond : ils sont obligés de développer des arguments imaginaires pour attaquer. Heureusement, le groupe France Télévisions a les moyens de me défendre, ma rédaction m'a toujours soutenu. Mais si j'avais été dans une petite boite de production, je ne sais pas ce qui se serait passé. Malgré les deux jugements favorables, ces trois procédures sont très chronophages, et de plus ils ont fait deux fois appel... Il faut arrêter maintenant. Cet acharnement est un peu pénible», déplore le journaliste.
Olivier Baratelli, l'un des avocats de Bolloré, a été contacté par RT France, mais il n'a pas donné suite à notre demande d'interview.
Cet acharnement est un peu pénible
Le journaliste Geoffrey le Guilcher s'est lui aussi retrouvé devant les tribunaux. Dans un article pour Les Inrocks en 2015, il avait mentionné avec nombre de précautions d’usage, une enquête de Gérard Davet et de Fabrice Lhomme, parue dans le Monde, qui mettait en cause l’industriel dans un article sur le financement présumé de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy par Mouammar Kadhafi. Le duo a d'ailleurs également été poursuivi.
«C’est un peu une stratégie de la part de Bolloré, à qui ça ne coûte pas grand-chose. Mais ça a un effet sur certaines rédactions, qui sont souvent précaires. Je sais que les Inrocks étaient fragiles niveau financier. Ils pensaient que même si on gagnait le procès, il fallait éviter d’être poursuivis. Pour mon ancienne rédaction, des frais d’avocats, ce n’était pas rien. Les Inrocks ont été réglos, ils m’ont répondu qu’on allait se défendre. Mais quand on dit qu’il faut faire attention aux cordons de la bourse, ça peut dissuader d’enquêter. Pour ma part, si je dois réécrire sur Bolloré, je le ferai sans aucun problème», a confié le journaliste à RT France. «C’est une histoire d’argent, Bolloré a les moyen de mettre en difficulté les rédactions en attaquant, mais c’est légal, et logique», remarque-t-il.
Les plaintes ne visent pas seulement les journalistes mais peuvent aller jusqu’à faire inculper de simples blogueurs qui auraient relayé des enquêtes critiques avec un simple lien hypertexte dans une publication. L’avocat Raphaël Molenat, cite dans Mediapart le cas de son client Laurent Ménard, attaqué pour avoir fait figurer dans une page web de son cru un lien renvoyant sur l'article de Bastamag. «Ebéniste dans la région nantaise», il avait créé un site pour son association en vue des élections municipales. L'un de ses membres a inséré ce lien dans un texte, sur lequel seulement sept personnes auraient cliqué, «en y incluant les enquêteurs et le groupe Bolloré». L’avocat Raphaël Molenat évoque pour son client une procédure «qui lui a empoisonné la vie pendant trois ans», qualifiant de «guérilla judiciaire» le comportement de Bolloré. La Cour de cassation a reconnu le 7 avril 2016 que les publications ou personnes intégrant un lien sur leur site vers un article litigieux mais de «bonne foi» ne pouvaient être complices de diffamation. La relaxe a été confirmée en appel le 12 février 2017, mais Bolloré s'est ensuite pourvu en cassation.
La tribune des journalistes contre les poursuites-baillons
Sur la vingtaine de poursuites engagées depuis 2009, notamment contre Médiapart, l’Obs, Le Point, France Inter, France Info, France 2, Les Inrocks ou encore Rue 89, un grand nombre de journalistes, des blogueurs, mais aussi les ONG Greenpeace, Sherpa et React, le milliardaire n’a gagné que deux fois.
Les journalistes ciblés se plaignent de l'acharnement de ces «poursuites-baillons» dans une tribune publiée dans le journal Le Monde à l’occasion de l’ouverture d’un procès contre trois médias (Mediapart, L’Obs, Le Point) et deux ONG (Sherpa et ReAct), attaqués en diffamation par la holding Socfin et sa filiale camerounaise Socapalm.
Ils reprochent aux poursuites de chercher à «contourner la loi de 1881 sur la liberté de la presse». «Ces procédures lancées par des grandes entreprises multinationales sont en train de devenir la norme. Apple, Areva, Vinci ou Veolia ont récemment attaqué en justice des organisations non gouvernementales ou des lanceurs d’alerte», estiment les signataires, aussi bien grands reporters, médias, qu’ONG ou associations.
«Ces poursuites systématiques visent à faire pression, à fragiliser financièrement, à isoler tout journaliste, lanceur d’alerte ou organisation qui mettrait en lumière les activités et pratiques contestables de grands groupes économiques comme le groupe Bolloré. Objectif : les dissuader d’enquêter et les réduire au silence, pour que le "secret des affaires", quand celles-ci ont des conséquences potentiellement néfastes, demeure bien gardé», ajoutent-ils.