RT France : Avec ces frappes contre une base militaire syrienne, Donald Trump revient totalement sur la vision de politique internationale qu'il défendait jusqu'à présent. Ce revirement est-il étonnant selon vous ?
Jean-Eric Branaa (J.-E. B.) : C'est étonnant pour tout le monde mais on l'avait vu venir depuis trois jours. J'avais écrit quelques articles où j'annonçais qu'il allait y avoir des frappes. Il y a eu des changements importants dans son entourage, notamment l'éviction de Steve Bannon. Ce dernier était le stratège qui avait imaginé toute cette politique de «l'Amérique d'abord» qui comprenait le désengagement de l'Etat américain sur l'ensemble des terrains d'opérations sur la planète où il estimait que le pays n'avait rien à faire. Pour Steve Bannon et donc pour Donald Trump, les Etats-Unis devaient intervenir à l'extérieur uniquement si cela rapportait quelque chose. Une intervention ne devait surtout pas coûter de l'argent. Or, comme on sait que les opérations militaires sont coûteuses, la ligne était de dire qu'on ne devait pas en faire, sauf si cela était vital ou extrêmement important. L'éviction de Steve Bannon était un signe très fort que quelque chose allait arriver.
On voit en une semaine combien la situation a changé et les actions se sont précipitées tant dans son entourage que dans sa façon de faire de la politique
Il faut aussi noter la montée en puissance de son gendre Jared Kushner – le mari d'Ivanka Trump – qui a pris beaucoup d'importance. Il a le titre de senior adviser (haut conseiller) mais il est devenu bien plus que cela aujourd'hui : il fait partie de la famille et du cercle de confiance très restreint du président. Or, la politique qu'il préconise est l'inverse de celle de Steve Bannon. Il est pour une politique assez traditionnelle aux Etats-Unis : intervenir à l'extérieur, aider les pays alliés et notamment Israël – dont il est très proche en tant que juif orthodoxe. Avec le groupe de gens influents autour de lui – comme Steven Mnuchin, le ministre du Trésor, David Friedman, l'ambassadeur américain en Israël ou même Steven Miller, qui est un autre conseiller très puissant auprès de Donald Trump – ils ont tous soutenu un changement d'attitude fort pour arriver à une ligne plus conventionnelle qui permettait de relâcher la pression internationale et de peut-être obtenir plus à l'avenir des partenaires des Etats-Unis. Il s'agit donc bien d'un changement total, d'un revirement.
Il faut quand même rappeler que ce type d'intervention en Syrie, Donald Trump l'a dénoncé durant toute sa campagne. Il disait qu'avec lui, il n'y aurait jamais d'intervention. Selon la théorie qu'il tenait auparavant, la guerre en Syrie était un conflit extérieur et civil, relevant du cadre des frontières souveraines de la Syrie. Il n'était d'ailleurs pas question non plus dans cette vision de faire partir Bachar el-Assad car, selon lui, c'était aux Syriens de choisir quel type de dirigeant ils voulaient. Que cela ne regardait pas les Américains. Il y a donc un changement très fort.
Le 30 mars, Nikki Haley et Rex Tillerson ont déclaré tous les deux qu'il n'était pas dans l'agenda des Etats-Unis de renverser Bachar el-Assad. C'était il y a une semaine. On voit une semaine après combien la situation a changé et les actions se sont précipitées tant dans son entourage que dans sa façon de faire de la politique.
L'establishment républicain a poussé très fort pour que Donald Trump change de politique
RT France : Pourquoi ces changements ?
J.-E. B. : Les contraintes sur le plan intérieur ont changé. L'establishment républicain a poussé très fort pour que Donald Trump change de politique. Derrière l'establishment républicain, j'entends Paul Ryan, le président de la Chambre des représentants, Mitch McConnell, le président du Sénat, mais aussi des hommes comme John McCain ou Lindsey Graham qui s'occupent des Affaires étrangères. Ces gens là voulaient revenir à une politique plus traditionnelle. Comment ont-ils obtenu gain de cause ? L'aile droite de Donald Trump s'est un peu enflammée ces derniers temps et a bloqué tous ses textes. Ce sont des personnes extrémistes qui attendaient de Donald Trump une politique très radicale. Or, il ne peut pas mener une politique radicale avec seulement 35 députés qui le soutiendraient. Donald Trump doit bien composer avec la majorité qu'il a. Il a fait le choix de se séparer de cette aile radicale et cela donne aujourd'hui cette intervention qui est en droite ligne avec ce qu'attendent les autres élus républicains.
Cette intervention en Syrie est aussi un bel avertissement à la Corée du Nord
RT France : On comprend que, selon vous, Donald Trump est en train de rentrer dans le rang des attentes des républicains. Doit-on s'attendre à ce que ce soit sa politique sur l'ensemble des questions extérieures ou restera-t-il imprévisible ?
J.-E. B. : Encore une fois, cette décision n'était pas si imprévisible. Mais il y a effectivement une versatilité chez Donald Trump qui est déroutante. On ne sait pas ce que cela va donner sur le long terme sur l'international. Il y a d'autres dossiers sur lesquels il a déjà changé d'attitude, vis-a-vis du Japon par exemple. Il souhaitait se désengager de la protection du Japon. Après avoir reçu Shinzo Abe, son avis a changé. Il montre aujourd'hui les dents à la Corée du Nord. D'ailleurs, cette intervention en Syrie est aussi un bel avertissement à la Corée du Nord car Donald Trump a dit qu'il pourrait peut-être y avoir une intervention en Corée du Nord en réponse aux essais de missiles.
Il y a eu de nombreux effets d'annonce mais en réalité sur le plan international, il n'y a pas eu beaucoup de changements
Le changement d'attitude a aussi eu lieu sur la question de l'OTAN. Souvenez-vous, Donald Trump était très anti-OTAN. Or, lors de la rencontre du 30 mars, on a vu que Rex Tillerson avait réaffirmé son attachement à l'OTAN et a demandé que les pays membres se remettent au niveau des 2% de dépenses du PIB tel que prévu dans les traités – ce qu'il était en droit de demander au vu des traités, il ne s'agit pas d'un acte belliqueux.
Si on s'attache à regarder les traités internationaux, la situation n'évolue pas énormément non plus. Certes le TPP a été supprimé, mais Donald Trump discute avec Xi Jinping, il faudra voir ce qui va en sortir. L'Alena était selon Trump un traité absolument horrible à renégocier en urgence. Or, en 75 jours, il n'a démarré aucune négociation dans ce sens. Il y a eu de nombreux effets d'annonce mais en réalité sur le plan international, il n'y a pas eu beaucoup de changements. On a surtout vu une continuité. Il restait la question russe. On parlait de réchauffement, mais depuis ce matin, il est devenu difficile. D'autant plus que Vladimir Poutine réagit avec véhémence. Il faudra attendre plusieurs jours avant de revenir à la normale.
RT France : Doit-on s'attendre à une intervention militaire américaine en Syrie ? Le Congrès suivrait-il Donald Trump sur ce dossier ?
J.-E. B. : Cela dépendra du type d'intervention, car Donald Trump ne peut pas faire tout ce qu'il veut. Si on regarde les voix dissidentes, on trouve Tim Kaine, le vice-président sur le ticket de Hillary Clinton. Or, elle a déclaré hier qu'il fallait intervenir en Syrie. Tim Kaine se pose donc en porte-à-faux par rapport à celle qu'il soutenait pendant la campagne. C'est assez bizarre et je pense donc que cela va vite passer à l'as. L'autre voix dissidente est celle de Rand Paul, également candidat à la présidentielle en tant que chef de file des libertariens au sein des républicains. Il fait partie de ces personnalités très conservatrices qui houspillent Donald Trump sur absolument tous les sujets. Ron Paul lui reproche de ne pas avoir consulté le Congrès avant d'agir. Il n'y a eu qu'une vingtaine d'élus avertis et consultés. La critique interne politique est donc limitée.
Je ne crois pas que les Américains aient envie de retourner sur une guerre
Quant à savoir maintenant si le Congrès validerait une intervention militaire plus large, cela dépendra de ce que Donald Trump voudra faire et aller chercher. Pour lui, le cœur de la guerre en Syrie est contre le terrorisme et Daesh. Si après la victoire sur Raqqa, il estime qu'il faut poursuivre la bataille contre Daesh sur le terrain, peut-être que le Congrès suivra. Mais s'il n'y a pas d'attentats ou de sang américain versé, le Congrès l'acceptera peut-être, mais dans la douleur. Je n'exclus pas cette possibilité mais je ne crois pas que les Américains aient envie de retourner sur une guerre. Ce n'est pas la première chose que Donald Trump essaiera de faire. Cela ne va pas dans le sens de ses idées politiques. Cela coûterait beaucoup d'argent et il n'a pas vraiment de raison de le faire. Ce qu'on peut voir maintenant par contre c'est que faire partir Bachar el-Assad est devenu un objectif.
RT France : Depuis plusieurs semaines, une coopération s'était mise en place entre les militaires russes et américains dans le nord de la Syrie notamment en préparation de la bataille de Raqqa. Est-ce la fin de cette coopération ?
J.-E. B. : Je ne crois pas. On ne peut pas arrêter les opérations près de Raqqa en un instant. Je pense que la coopération sur le terrain dans cette zone va continuer. Mais il est vrai que Vladimir Poutine a fait de nombreuses déclarations en annonçant que l'espace aérien syrien ne serait plus protégé pour les avions américains et que les batteries anti-aériennes syriennes seraient renforcées. Ce n'est effectivement pas très engageant mais il ne faut pas tirer de conclusions trop rapides et plutôt attendre que la situation se calme.
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