Sécurité : la Tunisie obligée de jouer le jeu d'Angela Merkel ?

Sécurité : la Tunisie obligée de jouer le jeu d'Angela Merkel ?© STEFFI LOOS Source: AFP
Le Premier ministre tunisien Youssef Chahed et la chancelière allemande Angela Merkel.
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A Berlin, le Premier ministre tunisien a affirmé aux médias ne pas vouloir céder aux demandes d'Angela Merkel sur l'expulsion de ses ressortissants. Pour l'économiste spécialiste du Maghreb Camille Sari, la Tunisie y sera pourtant obligée.

RT France : Le Premier ministre tunisien Youssef Chahed est actuellement en visite à Berlin pour dialoguer avec Angela Merkel sur la coopération économique et sécuritaire des deux pays. Dans quelle mesure l'Allemagne est-elle un partenaire important pour la Tunisie ?

Camille Sari (C. S.) : La Tunisie a besoin de l'Allemagne pour ses aides et son soutien économique. Nous n'avons pas encore l'ensemble des chiffres pour l'année 2016 mais, en 2015, l'Allemagne a accordé à la Tunisie 750 millions d'euros à titre de prêts bonifiés, ce sont des prêts aidés avec des taux très bas, ainsi que 60 millions d'euros d'aides pour les infrastructures et équipements. Le total s'élève à 958 millions d'euros de concours des allemands à la Tunisie. Tout cela s'est développé après le printemps arabe. L'Allemagne a en ce sens suivi les autres pays européens et les américains qui, lors du forum des investisseurs et des donateurs à Deauville, s'étaient engagés à accorder ensemble quatre milliards d'euros à la Tunisie. S'il est vrai que Berlin n'a pas la même position que la France en matière de tourisme ou d'échanges commerciaux, l'Allemagne bénéficie des accords privilégiés de libre-échange conclus dans le cadre de l'Union européenne. La contrepartie à tout cela pour les Allemands se trouve du côté sécuritaire. Sur ce point, l'Allemagne a besoin de la Tunisie, notamment après l'attentat à Berlin en décembre 2016 et les agressions du Nouvel An. Il est important de rappeler que l'attentat du marché de Noël a été fomenté par un Tunisien qui devait être expulsé vers son pays et que les autorités tunisiennes avaient refusé de l'accueillir sous le prétexte de n'avoir pas tous les éléments sur lui. Il est évident qu'avec cette rencontre l'Allemagne veut insister sur le fait que la Tunisie doit accepter plus facilement ses ressortissants suspects. 

RT France : Comment expliquer qu'Angela Merkel, qui pendant l'été 2015 prônait l'accueil des réfugiés à bras ouvert, veuille aujourd'hui tant mettre la pression à la Tunisie sur l'expulsion de ses ressortissants ?

C. S. : Angela Merkel a une vision à long-terme. Elle n'accueille pas les réfugiés pour leurs beaux yeux. Tout le monde connait les problèmes démographiques de l'Allemagne. Dans quelques décennies, si rien n'est fait, le pays va connaître une baisse de sa croissance et des difficultés pour payer le système des retraites. L'Allemagne a besoin d'un ou deux millions de personnes en plus pour limiter ces effets. Il faut comprendre qu'au moins 90% des réfugiés sont là pour travailler, s'insérer et obtenir une vie meilleure mais les 10% restants posent des problèmes à la fois à la population allemande et à la politique migratoire de long-terme d'Angela Merkel. La chancelière a d'ailleurs eu des contacts avec les dirigeants maghrébins sur ces problématiques. Elle a rappelé à raison que les migrants issus du Maghreb, pays qui ne sont pas en guerre, ne pouvaient pas être considérés comme des réfugiés au même titre que les Irakiens ou les Syriens par exemple. 

Il ne faut pas oublier d'ailleurs qu'Angela Merkel est face à une échéance électorale importante

Il faut se rappeler aussi que la Tunisie est le premier «exportateur» de terroristes. 5 000 Tunisiens ont quitté la Tunisie pour rejoindre Daesh en Syrie, en Irak ou en Libye. Pour un pays qui compte 10 millions d'habitants, cela représente plus de djihadistes que pour le Maroc avec ses 36 millions d'habitants ou l'Algérie et ses 39 millions. Les raisons de ce phénomène sont multiples. Elles sont liées à la pauvreté, à la déception pour certains des résultats du Printemps arabe, ainsi que, selon plusieurs analystes, les facilités qu'ont pu avoir certains de ces combattants avec l'accession au pouvoir d'Ennahdha. Ce parti n'est pas terroriste ou extrémiste mais s'est montré assez laxiste sur les possibilités dans certaines mosquées de prêcher des discours fanatiques. Aux yeux de l'Allemagne, la Tunisie doit absolument résoudre ce problème des djihadistes ressortissants de son pays. Or, il y a eu ces derniers mois, l'opinion publique et les forces vives du pays ont manifesté contre le retour des terroristes en Tunisie. La population dit : «Si des Tunisiens sont partis pour aller combattre, il faut leur retirer la nationalité et les forcer à rester là où ils sont et ne pas leur permettre de revenir.» Mais un tel discours est contraire aux lois internationales. Ce courant est puissant dans le pays. Des intellectuels laïcs du pays soutiennent un discours similaire. Cela pose d'importants problèmes pour les pays européens et notamment pour l'Allemagne qui sont alors limiter dans la possibilité d'expulser les personnes fichées comme dangereuses ou susceptible de commettre un attentat. Car si la Tunisie empêche l'expulsion, l'Allemagne se retrouve avec les mains liées. L'Allemagne va faire pression sur les autorités tunisiennes là-dessus. Cela s'illustrera peut-être par des aides supplémentaires à Tunis. Il ne faut pas oublier, d'ailleurs, qu'Angela Merkel est face à une échéance électorale importantes avec les législatives. Elle est sous le feu des critiques du parti d’extrême-droite AfD. Sa popularité a chuté dramatiquement avec sa politique d'accueil migratoire, elle qui était au zénith. La chancelière remonte un peu dans les sondages depuis qu'elle a présenté ses excuses à ce sujet à sa population. Maintenant, elle doit poursuivre cette dynamique en étant ferme avec la Tunisie. 

Les autorités tunisiennes sont tout à fait conscientes qu'il est plutôt dans leur intérêt de collaborer au risque de voir des aides financières et des échanges économiques coupés

RT France : Youssef Chahed a, dans une interview pour Der Spiegel, annoncé refuser les demandes allemandes d’accélérer l'expulsion d'Allemagne de ses ressortissants ou d'ouvrir un camp de réfugiés sur son sol. A-t-il intérêt à garder cette ligne ?

C. S. : La Tunisie est un petit pays. Il n'a pas un pouvoir assez important pour refuser et faire face aux pressions internationales. Le risque, pour eux, et ils le savent très bien, est que de nombreux pays notamment européens arrêtent de délivrer des visas aux ressortissants tunisiens. Je ne parle pas uniquement des extrémistes islamistes mais de l'ensemble de la population tunisienne. Cela ne sera pas fait «à la Trump» avec son «Muslim Ban» mais avec plus de subtilités. On peut imaginer une riposte qui consisterait à passer un accord tacite et non-écrit dans l'espace Schengen de réduire le nombre de visas délivrés.

Le refus de permettre les expulsions de ses ressortissants, en plus d'être contraire aux lois internationales, empêche la bonne collaboration des services de renseignement et de sécurité des différents pays. Il y a tout intérêt pour un pays comme la Tunisie de jouer ce jeu.

Je pense que les autorités tunisiennes sont tout à fait conscientes qu'il est plutôt dans leur intérêt de collaborer au risque de voir des aides financières et des échanges économiques coupés. 60% des exportations agricoles tunisiennes sont à destination de l'Europe, 80% des touristes sont européens. La Tunisie vit aussi des transferts des travailleurs tunisiens en Europe vers leurs pays. Ces transferts correspondent à près de dix milliards.Tunis a tout intérêt à jouer le jeu.

Quand on sait que le tourisme tunisien a baissé de 80% depuis 2011, le pays est obligé de jouer le jeu avec l'Allemagne

RT France : Répondre à ces exigences allemandes pourrait-il être un nouvel handicap pour le tourisme tunisien déjà en peine ?

C. S. : Je ne pense pas. C'est en réalité donnant-donnant. Le Maroc est un excellent exemple pour démontrer cela. Le Maroc coopère beaucoup avec les pays européens sur ses ressortissants étrangers terroristes. Les services du pays ont permis de donner des informations essentielles sur Abdelhamid Abaaoud, le cerveau de l'attentat du Bataclan. Les Marocains ont poussé de façon forte et musclée un cousin d'Abdelhamid Abaaoud vivant au Maroc de le contacter afin de pouvoir le localiser. Les services secrets marocains sont très actifs en Europe et coopèrent volontiers dans l'échange d'informations. On trouve également des camps de réfugiés au nord du Maroc, notamment près des enclaves espagnoles. Rabat a un accord avec l'UE pour ne pas laisser passer les migrants présents dans ces enclaves. En parallèle, le pays a avec l'UE des accords de libre-échange sur l'agriculture ou la pèche. En matière de tourisme, le pays reçoit bien plus de voyageurs que la Tunisie. 

Vous savez, les Européens possèdent des moyens de pression sur le tourisme des pays du Maghreb. Il suffit que les ministères des affaires étrangères des pays européens inscrivent sur leur site une mention sur un pays comme risqué et dans lequel ne pas voyager pour casser le tourisme d'un pays comme la Tunisie. Les agences de voyages, les tour-operators suivent scrupuleusement ce genre de mentions. Quand on sait que le tourisme tunisien a baissé de 80% depuis 2011, le pays est obligé de jouer le jeu avec l'Allemagne. D'autant plus que la France, partenaire privilégié pour le tourisme de Tunis, risque de se montrer solidaire de l'Allemagne. Surtout lorsque la question de fond revient à la lutte contre le terrorisme.

S'il y a une aide à apporter au niveau européen, ce n’est pas au niveau sécuritaire qu'il faut le faire mais aider la Tunisie à sortir de ses problèmes économiques

RT France : Un plan de coopération renforcée sur la sécurité entre la Tunisie et les pays européens vous semble-t-il nécessaire ?

C. S. : Sincèrement, je ne pense pas que cela soit une question avant tout de sécurité ou de police. La Tunisie est plutôt bien équipée et bien conseillée. C'est un petit pays. Il y a bien sûr eu des négligences terribles comme lors de l'attentat sur la plage de Sousse. S'il y a une aide à apporter au niveau européen, ce n’est pas au niveau sécuritaire, il faut aider la Tunisie à sortir de ses problèmes économiques. Le pays comptait 500 000 chômeurs en 2010. Aujourd'hui ce chiffre tourne autour d'un à 1,5 million. Pour un pays de 10 millions d'habitants c'est énorme. D'autant plus que cela touche en majorité les jeunes. La vie est extrêmement chère. Pour vous donner un exemple, le prix du kilo de viande est équivalent à un quart du salaire moyen des jeunes tunisiens. Il faut bien sûr se méfier des statistiques venant de ce pays car il n'y a pas d'institutions indépendantes pour les faire, mais cela veut dire que la situation est peut-être encore plus grave. Ce contexte économique fait de la jeunesse une proie facile. Avec un peu d'argent - et Daesh en a beaucoup - et des discours calibrés pour répondre à leur manque, ils sont rapidement fanatisés. Ces jeunes qui ne peuvent pas se marier ou avoir un logement faute d'argent et qui n'a pas de travail, vous leur dites : «Dès que vous vous serez fait exploser vous aurez droit à 70 vierges qui redeviendront vierges après chaque rapport, vous serez bien installés, vous aurez des fruits et une rivière de lait. Le tout gratuit durant toute votre vie céleste.» Faire croire qu'en étant djihadistes, ils auront accès au «paradis en business class», cela peut nous paraître totalement fou mais un jeune désœuvré va être enclin à le croire. Tous ce problèmes économiques, alimentés par l'ignorance mais également par les problèmes de corruption ou encore par les frustrations nourris par les choix de la communauté internationale comme les interventions américaines au Moyen-Orient. Tout cela participe à l'essor du terrorisme et à la haine pour les Occidentaux. 

Lire aussi : Antiterrorisme : Amnesty inquiète du retour de «méthodes brutales» en Tunisie

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