Zakhar Prilepine : peur et horreur en Moscovie

Zakhar Prilepine : peur et horreur en Moscovie© Vladimir Astapkovich Source: Sputnik
Zakhar Prilepine
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Que la chanteuse russe Zemfira ait exigé le retrait d’un drapeau ukrainien lors d'un concert en Lituanie a fait du bruit. L’écrivain Zakhar Prilepine explique pourquoi cette histoire ne dit pas grande chose sur Zemfira, mais beaucoup sur nous-mêmes.

Un journaliste russe assez connu, qui a déménagé de Moscou à Kiev, a décidé de s’attrister en public au sujet de la requête de la chanteuse Zemfira de ranger le drapeau ukrainien qui flottait devant la scène.

«Elle a peur - écrit notre ami depuis Kiev -, c’est la peur soviétique qui s’est réveillée en elle. Je me souviens bien de cette peur - avoue notre ami -, et voilà, cette peur est de nouveau en Russie, des millions de gens ont peur, des millions vivent dans la terreur, et Zemfira aussi.»

Notre collègue tourne dans tous les sens cette ineptie, comme un Rubik’s cube, il la répète huit fois, la tournant dans tous les sens, afin de gagner ses quatre mille «likes» sur Facebook.

Il faudrait demander aux psychologues comment s’appelle cette maladie où le patient interprète tout évènement avec un net préjugé, même si l’évidence du contraire est là.

Selon la logique ci-dessus, nous devons inévitablement comprendre que si Zemfira brandit un drapeau, cela vient d’une motivation personnelle profonde, mais que si Zemfira ne le brandit pas, cela veut dire que la peur et l’horreur la terrorisent. Cela ne peut en aucun cas venir d’une motivation personnelle.

Il est notable qu’une telle manière de penser est caractéristique non seulement des quasi libéraux, mais aussi de beaucoup de patriotes.

Le mode de réflexion de ces derniers est le même, il est seulement inversé.

Quand Zemfira brandissait le drapeau ukrainien en Géorgie, nos patriotes expliquaient cela par le fait que la chanteuse cherchait un scandale, qu’elle voulait se faire de la publicité et qu’elle voulait donner plus de concerts en Occident.

Ce sont des sottises. Zemfira est la chanteuse la plus populaire de Russie, elle n’a pas de rivale. Les trois chanteuses qui la suivent, en termes de popularité, traînent loin derrière elle. Toute tournée et tout stade rempli, ici ou à l’étranger, sont pour elle a priori garantis. Et ce sans aucun scandale.

Cependant, les patriotes, eux aussi, refusent de reconnaître à quiconque des motivations personnelles. Il semble qu’ils ne peuvent croire qu’il puisse exister un honnête désir de vivre en Europe, ou un honnête dégout pour nombre de réalités russes.

Beaucoup de patriotes sont matérialistes dans leur réflexion : «Akounine, Makarevitch, Sobtchak ? Mais ce sont tous des vendus !»

Non, mes amis.

Il faudrait demander aux psychologues comment s’appelle cette maladie où le patient interprète tout évènement avec un net préjugé, même si l’évidence du contraire est là

Certes, l’argent – sous forme d’allocations, d’honoraires ou de primes – existe dans ce petit monde libéral, mais toute position personnelle clairement définie va inévitablement te priver de profiter d’avantages distribués en d’autres endroits.

Ceux qui se désignent comme des patriotes ne peuvent même pas rêver faire partie du monde «progressiste», où la presse people te paie d’immenses honoraires, où Silver Rain Radio (une radio russe considérée comme d’opposition) parle de toi avec un énorme respect, où la fondation Prokhorov distribue à chaque saint sa chandelle, où l’Occident t’invite chez lui pour s’indigner contre le KGB et faire peur aux sensibles Européens avec l’ancien ou le nouveau goulag russe. Et, entre autres, on pourra te faire miroiter que le prochain Nobel est certainement pour toi.

Ceux qui se désignent comme des libéraux ne peuvent même pas rêver (quoi que, si, ils le peuvent parfois) d’un soutien de l’Etat, être décorés et passer à l’antenne sur des chaînes ou des radios d'Etat.

Tout le monde encourt des risques identiques et je vous assure que 99% des gens doués de points de vue opposés se livrent à tel ou tel acte en fonction de leurs motivations idéalistes personnelles et non mercantiles.

Certains aiment sincèrement voir la Crimée en Russie, d’autres en Ukraine. Certains soutiennent Motorola (Arseny Pavlov, volontaire russe se battant dans l’est de l’Ukraine contre les troupes ukrainiennes, ndlr) et les milices populaires, d’autres – le bataillon Aïdar et l’intelligentsia «orange» de Kiev.

L’Ukraine où les professeurs sont chassés des universités pour des opinions même pas «perpendiculaires», mais «parallèles» et où les étudiants leur crient dans le couloir : «Oust ! Oust ! Oust !»

Quant aux motivations de Zemfira, je n’en sais rien.

Je ne peux dire qu’une seule chose : j’ai quelques connaissances parmi les musiciens, qui, au départ, soutenaient absolument le Maïdan et méprisaient tout ce «printemps russe». Cependant, l’incendie de la Maison des syndicats, les centaines de prisonniers politiques, les portraits de Bandera dans les écoles, les monuments et bustes de ce même Bandera, et aussi de Petlioura (Bandera et Petlioura, deux figures historiques et controversées de l’extrême droite ukrainienne), qui «poussaient» [partout] comme des champignons, les marches aux flambeaux, le blocus alimentaire de la Crimée, la chasse aux «hétérodoxes», et encore d’autres festivités populaires ont poussé ces musiciens à se calmer, à s’assagir.

Zemfira ne vit pas non plus, semble-t-il, dans une bouteille de trois litres, vide et scellée – elle vit dans le monde, où toute nouvelle se fait connaitre d’une manière ou d’une autre.

Elle pourrait, tout simplement, ne plus être d’humeur à brandir le drapeau d’un autre pays, et c’est tout à fait explicable.

Cependant on ne peut pas expliquer cela de la part d’un éminent journaliste russe ayant quitté Moscou pour vivre à Kiev. Et il se met à écrire sur la peur qui a paralysé la Russie.

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La Russie, où 50 000 personnes participent aux manifestations pro-Nemtsov et 80 000 à des manifestations antimilitaristes ; toutes ces foules défilent avec des drapeaux ukrainiens et maudissent le militarisme russe, avant de rejoindre leur bureau, université, rédaction, compagnie pétrolière ou salon de beauté.

La Russie, où, après son concert à Slaviansk, Andreï Makarevitch est apparu à plusieurs reprises sur les couvertures des médias publics russes et même à la télévision fédérale, où il est resté dans les programmes des plus grandes stations de radio, où il a donné des dizaines de concerts et une centaine d'interviews à des journalistes qui avaient pour lui une grande sympathie.

La Russie, où Xénia Sobtchak, suite à ses innombrables déclarations pro-Maïdan publie son propre magazine, travaille dans le show business, gagne de l’argent (sans comparaison avec ce que vous gagnez) et continue à être extrêmement populaire.

La Russie, où les livres de Boris Akounine, qui a quitté la folle Russie pour la France jusqu’à ce que les Russes se corrigent complétement, comme ceux de Lioudmila Oulitskaïa-je-ne-veux-pas-passer-pour-une-russophobe-mais-je-vais-le-dire-quand-même, et comme ceux de Mitia Gloukhovski, sont en tête des ventes.

Et ce même Gloukhovski, qui, il y a deux ans, faisait peur aux Russes en disant qu’on les faisait vivre en Corée du Nord – lui-même continue à se faire des millions en notre Corée du Nord et, pour la présentation de son nouveau livre fait 25 discours, rien qu’à Moscou, où il continue à parler de cette «Corée du Nord», où nous habitons désormais. A croire qu’en faisant cela il est transi d’effroi, tout comme ses millions de lecteurs qui arrivent à peine à la présentation – tellement ils ont peur !

C’est cette même Russie, qui est paralysée de peur. De peurrrrrrrrrrrrrrrrrrr ! Mais l’Ukraine, c’est autre chose

La Russie, où les 20 blogueurs les plus lus, suivis par plus de 100 000 personnes, ne font qu’écrire du matin au soir sur la Russie des choses dont aucun Oles Bouzina (journaliste ukrainien d’opposition, assassiné à Kiev, ndlr) n’aurait même pu rêver – et ils n’ont pas à s’inquièter, alors même que plusieurs d’entre eux travaillent dans des entreprises étatiques.

La Russie, où les gens qui appellent à anéantir tous les «séparatistes» du Donbass avec des tapis de bombes travaillent sur les chaînes principales font des films et mettent en scène des spectacles.

La Russie, où le comédien Poretchenkov, après s’être rendu au Donbass, fait face à un ostracisme d’une immense sévérité (pour l’exemple , pour que d’autres ne s’y rendent pas !), alors que les chansons du chanteur du Donbass Skliar ne sont plus diffusées par les radios qui l’accueillait avant les bras ouverts (contrairement, je le redis, à Makarévitch, transi d’effroi, qui passe à la radio comme avant).

C’est cette même Russie, qui est paralysée de peur. De peurrrrrrrrrrrrrrrrrrr !

Mais l’Ukraine, c’est autre chose.

L’Ukraine où les professeurs sont chassés des universités pour des opinions même pas «perpendiculaires», mais «parallèles», et où les étudiants leur crient dans le couloir : «Oust ! Oust ! Oust !»

L’Ukraine, où on a fermé tous les journaux russes, et où Bouzina n’est pas le seul à avoir été tué – il y a des journalistes portés disparus à Marioupol, à Odessa – on ignore combien (et comment) ils en sont effrayés. Quoi que… Il existe des vidéos des visites de ces furieux patriotes ukrainiens aux rédactions des éditions «séparatistes» - vous pouvez les admirer.

L’Ukraine, où les politiciens inadéquats, y compris les femmes, sont mis dans des poubelles, où on met des banderoles plus ou moins inspirées dans les villes, mais toujours avec le même sens : «Livrez le séparatiste !», où il n’y a pas un seul bloggeur remarquable ou populaire qui ose soutenir, ou au moins expliquer de manière favorable la position des habitants du Donbass.

Et dire que ces bloggeurs (ou journalistes) sont introuvables dans la nature est un mensonge : qui, alors, participait aux meetings de Kharkov, d’Odessa, de Zaporojié ? Des meetings regroupant des milliers, des dizaines de milliers de personnes. Où sont tous ces gens ? Il n’y avait pas d’écrivains parmi eux, que des zombies ?

Et maintenant où sont ces «zombies» ? Evanouis dans le brouillard ? Sans laisser d’ombre, sans laisser de trace ?

Mes amis, il faut se débarrasser des illusions !

Le monde est ainsi fait que, même si demain, au cœur de Kiev, on installe une grande guillotine et qu’on coupe la main droite à tous ceux qui ne savent pas la lever en un salut assez commun pour le bataillon Aïdar, et si les cuves en fer sont remplis de ces mains coupées – il y aura inévitablement un homme merveilleux pour prendre une profonde inspiration  et écrire : « Et que vouliez-vous, après avoir tiré sur, tué, torturé et calomnié un petit garçon crucifié ?» Cette personne aura 4 000 «like», et le lendemain il y en aura 100 des comme lui, et 100 000 le jour suivant.

Ils n’en ont rien à faire.

Personne ne les paye pour ça.

Ils le font sincèrement.

Mais si quelqu’un n’ose pas – une fois de plus – brandir son drapeau favori lors de son propre concert, ils prendront un air poli et triste, et diront avec une mélancolie de philosophe : «La peur… Ces gens sont perclus de peur… Je me rappelle comment c’était en Union Soviétique… Ça revient… Des esclaves, de pauvres esclaves…»

L’article originale en russe : https://russian.rt.com/article/156026

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