La chute de Bachar el-Assad créerait un chaos largement pire que celui que nous connaissons actuellement en Libye, estime le spécialiste des questions stratégiques et du terrorisme Gérard Chaliand.
RT France : Est-ce que l’intervention au sol de l’Arabie Saoudite va changer la donne en Syrie ?
Gérard Chaliand : Je n’y crois pas du tout. L’Arabie saoudite s’est illustrée au Yémen, et on a vu le résultat, c’est-à-dire fort mesuré, car ils n’ont pas du tout réussi ce qu’ils espéraient, battre les Houthis. Leurs troupes ont été excellentes sur terrain plat et dès qu’il s’est agi d’arriver en montagne, ça a été l’effondrement, dont ils se sont d’une certaine façon rachetés en créant une union de 35 pays pour lutter contre le terrorisme. Donc, non, je ne crois pas du tout à l’efficacité de la participation saoudienne, sauf pour quelques bombardements, puisque ça c’est la chose la plus facile qu’on puisse faire.
Les Turcs de leur côté sont obsédés par la question kurde
RT France : Pensez-vous que les pays membres de la coalition occidentale arrivent à s’entendre avec la Russie, qui opère également sur place ?
G.C. : La Syrie représente un imbroglio où il y a des alliances avec des alliés qui sont ambiguës, chacun avec des agendas différents si bien qu’il est très difficile de coordonner quoi que ce soit. Donc, il y a un certain degré de coordination entre les Etats-Unis et la Russie et un certain degré de coordination entre les Etats-Unis et les alliés européens, qui participent dans la mesure très limitée de leurs moyens. Puis, en ce qui concerne des agendas de la Turquie et de l’Arabie saoudite, de façon évidente, ce ne sont pas les mêmes que ceux des Etats-Unis. L’Arabie saoudite est obsédée par une chose : freiner l’Iran, combattre le chiisme. Les Turcs de leur côté sont obsédés par la question kurde, à la fois chez eux, et également dans leur hostilité militante à l’égard des Kurdes de Syrie.
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Et puis, par le fait que leur objectif majeur serait la liquidation du régime de Bachar el-Assad. Or, à l’heure actuelle, la liquidation éventuelle du régime de Bachar el-Assad, quels que soient les sentiments qu’on peut avoir, quel que soit le jugement qu’on puisse porter sur la dictature de M. Assad, à l’heure actuelle, son effondrement, ça serait un chaos largement pire que celui que nous connaissons en Libye, dans la mesure où ce serait un massacre généralisé d’un certain nombre de minorités et ensuite, une guerre civile beaucoup plus violente entre mouvements islamistes qui in fine, vont l’emporter, entre Daesh et de l’autre côté, des gens comme le Front al-Nosra qui sont l’émanation d’Al-Qaïda.
RT France : Les affrontements entre l’armée turque et les Kurdes se sont intensifiés ces derniers jours. La Turquie étant l’allié de la coalition occidentale dans le cadre de l’OTAN, pensez-vous que sa position va évoluer à l’égard des Kurdes ? Est-ce que vous pensez que les Occidentaux qui se sont alliés avec les Kurdes prennent en considération le double jeu de la Turquie ?
G.C. : Dans la pratique, ils tiennent compte du double jeu de la Turquie, puisqu’en fin de compte, si ça avait été une alliance paisible, tranquille, classique, les occidentaux auraient cessé d’aider les Kurdes de Syrie. Or, dans la pratique, les Américains particulièrement, savent très bien que la seule force combattante sérieuse pour lutter contre Daesh dans divers secteurs de Syrie, ce sont les Kurdes. Et ils le prouvent à l’heure actuelle.
Certes, il y a une contradiction entre les intérêts tels que les perçoivent M. Erdogan pour son pays et puis les intérêts des Etats-Unis et des alliés occidentaux des Etats-Unis pour lesquels il ne s’agit pas seulement du sort des Kurdes, mais il s’agit d’un équilibre particulier au Moyen-Orient, c’est-à-dire, que les visées américaines sont actuellement différentes de celles de la Turquie.
RT France : Entre la Turquie et les Kurdes, est-ce que les Américains vont choisir ?
G.C. : Pour l’instant, les Américains ne vont pas choisir, c’est-à-dire, ils ne vont pas annoncer «Nous sommes du coté de notre allié de l’OTAN M. Recep Tayyip Erdogan». Ils ne vont pas non plus dire «Nous soutenons inconditionnellement les Kurdes de Syrie». Donc, dans la pratique, il y a ce que les gens déclarent et il y a ce qu’ils font. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils sont à l’heure actuelle en train d’aider d’une façon générale, les Kurdes de Syrie. Ils préféreraient que les Kurdes de Syrie s’occupent davantage de Raqqa que de marcher vers la frontière d’Azaz, c’est-à-dire, la frontière qui se trouve à deux pas de la Turquie.
Rien n’avait été fait pour préparer l’après-Kadhafi et ça s’est transcrit par un désastre politique et des dégâts collatéraux considérables
Mais, enfin, les Kurdes de Syrie ont également leur agenda. Leur agenda, c’est essayer de joindre les deux cantons d’Afrin et de Kobané de façon à avoir une proximité territoriale. Donc, en quelque sorte, chacun a un agenda qui n’est pas nécessairement celui de celui qu’il aide. C’est pourquoi, j’appelle ce qu’il se passe en Syrie «l’imbroglio syrien», un terme italien qui dit bien la confusion extrême d’une situation où des alliés supposés poursuivent des buts différents.
RT France : Parallèlement à l’engagement de la coalition occidentale en Syrie, la deuxième intervention contre Daesh en Libye est programmée pour le 17 mars. Est-ce que vous pensez que, la Libye deviendra un théâtre d’opérations plus important ?
G.C. : Non, je crois que, comme de toute façon tout ceci se passe uniquement du point de vue aérien, ça va faire deux agendas différents, mais je doute qu’ils feront de la Libye leur priorité. Non, je crois que la priorité ça continue d’être le Proche Orient, mais qu’en Libye, il est devenu nécessaire d’intervenir pour la bonne raison que la situation échappe à tout contrôle.
Comme en Libye, ça va surtout servir à contenir l’expansion indiscutable des mouvements islamistes qui sont de plus en plus actifs dans cette région
La réalité c’est qu’en définitif, cette expédition qui devait en principe se limiter à protéger la population, a abouti à la liquidation d’un régime, ce qui n’est pas inscrit dans le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies. Et qu’à partir de là, rien n’avait été fait pour préparer l’après-Kadhafi et qu’en définitif ça s’est transcrit par un désastre politique et des dégâts collatéraux considérables dans ce qu’on appelle la zone sahélo-saharienne, dont une grande partie d’ailleurs incombe à la France, entre le Mali, le Niger, etc.
RT France : Pensez-vous que cette deuxième intervention va apporter la paix ou peut-être un peu plus de stabilité dans la région ?
G.C. : La paix – non, surtout pas. Disons que ça va freiner l’expansion des mouvements islamistes, ça va essayer de colmater les brèches, en somme, de la même façon que l’intervention américaine et occidentale en Irak et en Syrie, a surtout aidé à contenir et non pas à modifier la situation, on peut dire qu’en Libye, ça va surtout servir à contenir l’expansion indiscutable des mouvements islamistes qui sont de plus en plus actifs dans cette région.
Donc, on ne va pas renverser la vapeur, on va simplement contenir, arrêter l’expansion. Je ne pense pas qu’on ira au-delà de cela. Pour ça, il faudrait s’investir davantage et personne n’en a envie.
RT France : Est-ce que vous pensez que cette intervention est nécessaire à ce moment précis ?
G.C. : Je crains qu’il y a un moment qu’elle était nécessaire, et la situation s’est dégradée depuis deux ans. La situation régionale de la Libye vers le Sahel et vers la Tunisie est extrêmement négative pour l’équilibre de la région et pour freiner l’islamisme radical et les djihadistes. On intervient tard.
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