Des réactions d'une rare virulence ont suivi le récent rapport du juge Sir Robert Owen sur la mort d'Alexandre Litvinenko en 2006. Toutefois, l'historien John Laughland remet en question la fiabilité de ses conclusions.
Le rapport publié hier par le juge Sir Robert Owen sur la mort d'Alexandre Litvinenko en 2006 a déclenché dans la Chambre des Communes, comme dans l'opinion publique en général, des réactions d'une rare virulence. Les députés se sont lancés dans une course les uns contre les autres pour dénoncer la Russie et son méchant président, condamné à leurs yeux par le juge d'un acte de «terrorisme nucléaire» dans les rues de Londres. Mais plutôt que se chauffer avec des excès russophobes, la classe politico-médiatique britannique et européenne ferait mieux de se souvenir de deux précédents historiques qui ne peuvent que susciter de fortes réserves quant à la fiabilité des conclusions du rapport.
Le premier précédent est l'enquête publique menée en 2003 sur la mort du scientifique David Kelly. A l'époque, les médias venaient de révéler que ce conseiller du gouvernement avait été la source d'un reportage de la BBC selon lequel le gouvernement de Tony Blair aurait sciemment exagéré les informations que lui avaient fournies les services britanniques concernant les armes de destruction massive de l'Irak. Il a été retrouvé mort dans un bois près d'Oxford quelques jours plus tard. Face à cette preuve apparente que Tony Blair avait menti, la mort subite de David Kelly a suscité tous les soupçons et nombreux sont ceux qui, aujourd'hui encore, sont convaincus que Kelly a été liquidé pour le faire taire.
L'enquête a été confiée, tout comme pour Litvinenko, à un juge, Lord Hutton, dont on attendait une instruction impartiale. Mais grands furent les rires qui éclatèrent lorsque le juge a présenté son rapport qui a condamné sans appel non pas ceux qui auraient mis le scientifique sous une pression intolérable (Kelly se serait suicidé) mais le journaliste qui avait rendu compte de l'information reçue. Le rapport Hutton fut unanimement dénoncé le lendemain comme une mascarade abjecte visant à blanchir le gouvernement. En effet, ses manquements gravissimes expliquent pourquoi le successeur de Tony Blair, Gordon Brown, s'est senti obligé d'ouvrir une nouvelle enquête sur la guerre en Irak, la fameuse enquête Chilcott qui, ayant conclu ses travaux en 2011 n'a toujours pas été autorisée à publier ses conclusions. Autrement dit, une enquête publique menée par un juge peut très bien être détournée à des fins politiques.
L'accusation selon laquelle le camp de Victor Yanoukovitch, couvert pas les Russes, aurait essayé d'assassiner leur opposant, était donc sans aucun doute un pur mensonge
Le second précédent pertinent pour évaluer le rapport Owen est le cas du président ukrainien, Viktor Iouchtchenko. En 2004, le candidat pro-occidental aux élections présidentielles a été atteint d'une éruption soudaine d'acné au visage. Ce cas médical peu habituel fut immédiatement exploité comme la preuve irréfutable que ses opposants - dont on disait en permanence, tout comme dans le cas Litvinenko, qu'ils agissaient sous les ordres du Kremlin - avaient essayé de le tuer en l'empoisonnant avec de la dioxine.
Il se trouve que j'ai moi-même mené une petite enquête dans cette affaire. J'ai téléphoné au directeur de la clinique à Vienne où l'empoisonnement aurait été diagnostiqué. Le docteur Wicke a formellement nié que sa clinique avait approuvé la diagnostique, l'attribuant à un médecin ukrainien voyou qui louait un cabinet dans la clinique mais qui n'était pas membre de son personnel et dont il condamnait la démarche. Une annonce à cet effet était publiée sur le site de la clinique pendant des mois, sans que les médias ne s'en aperçoivent, tellement le mythe de l'empoisonnement par les amis du Kremlin était tenace.
J'ai ensuite téléphone au toxicologue néerlandais qui avait dépisté le sang du candidat Iouchtchenko. N'étant pas médecin légiste, et n'ayant qu'une méthode de dépistage très approximatif qu'il avait développé pour les produits alimentaires, le docteur Brouwer a été contraint d'avouer qu'il ne disposait d'aucune preuve pour sa théorie d'empoisonnement. Il n'existe d'ailleurs aucun cas d'un empoisonnement fatal par la dioxine dans toute l'histoire de la médecine. L'accusation selon laquelle le camp de Victor Yanoukovitch, couvert pas les Russes, aurait essayé d'assassiner leur opposant, était donc sans aucun doute un pur mensonge. Il se trouve que le même toxicologue britannique, le professeur John Henry, aujourd'hui décédé, qui a été le premier à évoquer en public la théorie de l'empoisonnement de Iouchtchenko, a été aussi à l'origine de la théorie de l'empoisonnement d'Alexandre Litvinenko.
Dans la mesure où le juge accepte comme admissibles et les opinions de la police métropolitaine [...] et celles de MI5, et se laisse influencer par celles-ci, il quitte sa fonction de juge
Revenons donc au rapport publié hier. Deux éléments procéduraux sautent aux yeux de ceux qui, comme moi, savent trop bien comment le système judiciaire peut être détourné à des fins politiques. (Voir mon ouvrage, «A History of Political Trials, from Charles I to Charles Taylor» (Oxford: Peter Lang, 2008) dont la deuxième édition révisée vient d'être publiée.) Le premier élément se trouve, entre autres, à l'alinéa 9.2.05 du rapport, où le juge aborde la question de la responsabilité criminelle de l'Etat russe dans l'assassinat de Litvinenko. «Selon la procédure formelle d'un procès pénal, dit le juge, de telles opinions seraient inadmissibles comme preuves. Dans cette enquête, en revanche, je ne suis pas tenu à respecter les règles strictes d'un procès». Autrement dit, les conclusions du juge qui ont fait le tour du monde hier ne relèvent absolument pas de la procédure pénale mais simplement de son opinion personnelle. Les «preuves» que Sir Robert a présentées hier seraient la risée d'un vrai tribunal pénal d'où elles seraient immédiatement déboutées par le juge. Voilà la raison pour laquelle les fameuses conclusions sur la culpabilité du président Poutine sont entourées de mots comme «probable» et «possible», mots parfaitement insuffisants pour une condamnation criminelle où seul le critère de preuves «au-delà de tout doute raisonnable» est acceptable.
Le deuxième élément procédural se trouve dans le rapport comme dans le communiqué publié par le juge au moment de l'ouverture de l'enquête. En 2014 celui-ci a déclaré: «La caractéristique la plus importante de cette enquête (c'est moi qui souligne), et la raison pour laquelle j'ai demandé qu'elle soit ouverte, est qu'elle me permettra de prendre en considération des éléments de preuve secrets et de tenir des séances fermées au public». Dans le rapport, le juge évoque «des quantités considérables» de tels documents secrets qu'il a acceptées comme preuves (alinéa 7.4). Cette documentation secrète vient, de toute évidence, des services secrets britanniques dont Litvinenko était un agent. Dans la mesure où le juge accepte comme admissibles et les opinions de la police métropolitaine (la police de Londres qui a déjà accusé deux personnes de meurtre) et celles de MI5, et se laisse influencer par celles-ci, il quitte sa fonction de juge, qui est celui d'être un arbitre neutre entre une police qui accuse et un avocat de la Défense qui plaide pour l'acquittement, pour devenir un simple porte-parole du gouvernement. En effet, tant les services de sécurité que la police métropolitaine sont soumis à la tutelle du Ministère de l'Intérieur. En plus, il se ridiculise en se laissant influencer pas les «opinions» de personnalités comme Ahmed Zakayev, un terroriste aux yeux de Russes, tout comme par les fantasmes de personnes qui croient aux thèses conspirationnistes les plus absurdes.
Les Anglais sont à juste titre fiers de leurs longues traditions juridiques et des règles qu'elles imposent. Dans la mesure où les conclusions du juge Owen font fi de ce ces règles, qui sont les véritables socles de l'état de droit, elles sont totalement dépourvues de valeur.
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