Il est peu probable qu’avec l’arrivée du nouveau pouvoir en Syrie il y ait un Etat unifié ou souverain, estime Alexandre Krylov, professeur au Département des études orientales de l’Institut des relations internationales de Moscou, docteur en sciences historiques. Une analyse des perspectives de Damas et de la situation dans la région.
RT : Сomment la chute de Bachar el-Assad affectera-t-elle le rapport des forces dans la région ?
Alexandre Krylov : Aujourd’hui, d’aucuns suggèrent que la nouvelle donne en Syrie liée à l’arrivée des forces djihadistes au pouvoir à Damas peut provoquer une scission dans le pays. Mais la Syrie est en fait déjà divisée. Avant les événements actuels, une partie importante du pays échappait au contrôle des autorités.
Prenons, par exemple, les régions kurdes dans le nord de la Syrie ou les régions des Druzes dans le sud de la Syrie qui existaient de manière autonome sans contrôle des autorités centrales. Où bien la province d’Idleb qui, dès la fin de la guerre civile en 2017 après la chute de l’Etat islamique, était sous le contrôle des islamistes.
La Turquie contrôle une grande partie du territoire dans le nord du pays. Et les régions riches en ressources naturelles, surtout en pétrole et en gaz, sont contrôlées par les Etats-Unis, de même que la frontière entre la Jordanie et la Syrie.
«La reconstruction de la Syrie nécessite 490 milliards de dollars»
Par conséquent, le pays est déjà fragmenté. D’après les critères de l’ONU, la Syrie fait partie des Etats faillis. C’est une réalité parce que lors de la guerre civile et l’intervention extérieure la Syrie a vu sa production divisée par dix. 60% de l’infrastructure du pays a été détruite.
Selon les informations de l’ONU, la reconstruction de la Syrie nécessite 490 milliards de dollars. C’est une somme immense et, bien évidemment, impensable pour le budget syrien. La communauté internationale, elle non plus, n’est pas en mesure d’accorder autant d’argent.
RT : Quels sont les scénarios possibles avec le nouveau pouvoir en place ?
A.K. : Il est peu probable qu’avec l’arrivée du nouveau pouvoir il y ait un Etat souverain, unifié, sans problème. Ne serait-ce que parce que trop d’acteurs, tant régionaux qu’internationaux, sont impliqués dans le dossier syrien. Donc il ne faut pas s’attendre à ce que maintenant la situation évolue en mieux.
Les négociations préliminaires ont déjà commencé entre Hayat Tahrir al-Cham (HTC), dirigé par Abou Mohammed al-Joulani, et les anciennes autorités syriennes, sur le transfert du pouvoir. Fort probablement, la tâche primordiale du nouveau gouvernement sera de réorganiser le système constitutionnel et politique du pays.
A mon avis, pour éviter beaucoup de problèmes auxquels la Syrie fait et fera face, la meilleure option serait de créer une sorte d’Etat fédéral, uni et souverain, où les groupes religieux importants comme les Druzes, les Sunnites, les Alaouites et les Kurdes, bénéficieraient d’une autonomie assez large. De plus, il faut prendre en compte les intérêts des tribus les plus importantes en Syrie.
RT : Qu'en est-il des aspirations du groupe Hayat Tahrir al-Cham ?
A.K. : Le groupe Hayat Tahrir al-Cham, l’Organisation de libération, pas simplement de la Syrie. Le terme « al-Cham » implique la Grande Syrie, une zone assez vaste qui inclut une partie du Liban actuel et une partie considérable de la Syrie même, y compris la Palestine historique, c’est-à-dire la Jordanie, Israël et le territoire contrôlé par l’Autorité nationale palestinienne.
A cet égard, si al-Joulani tient toujours aux positions idéologiques qu’il a reçues de son père spirituel Ayman al-Zawahiri, le successeur d’Oussama ben Laden à la tête d’Al-Qaïda, dans ce cas-là, la Syrie peut s’attendre à de tristes développements. Nombreux sont ceux qui s’opposent à ce qu’on fasse revivre l’idée de la Grande Syrie.
«al-Joulani est parfaitement conscient qu’il serait inutile de s’opposer aux forces de la coalition américaine»
RT : Selon le Washington Post, les États-Unis n’excluent pas de retirer Hayat Tahrir al-Cham de la liste des organisations terroristes afin d’établir une coopération plus étroite avec le groupe. Comment vont se développer les relations entre les dirigeants des autres pays, notamment des pays voisins de la Syrie, et le nouveau gouvernement ?
A.K. : Il y a eu des pourparlers, disons, pacifiques sur le transfert du pouvoir à al-Joulani. Il est difficile de prédire à quoi ils aboutiront. Mais, apparemment, al-Joulani est parfaitement conscient qu’il serait inutile de s’opposer aux forces de la coalition américaine et de leurs satellites, et, d’ailleurs, il ne peut rien leur opposer. Il ne peut rien non plus opposer à Israël. Il comprend parfaitement qu’il ne peut pas compter sur un soutien extérieur, comme Assad, et qu’il lui faut, par conséquent, changer son programme politique.
En l’occurrence, s’il comprend qu’il doit préserver la Syrie, il doit tout d’abord renoncer à ses anciennes idéologies et entamer un dialogue politique sérieux.
D’autant plus que l’opposition syrienne a été déçue par la politique d’après-guerre d’Assad, car il y a eu trop d’erreurs.
En ce qui concerne notre participation en Syrie, je ne pense pas qu’il changera radicalement sa position sur la Russie. Et quant à nos bases [militaires], si elles resteront ou seront évacuées, cela dépendra de la position que les Etats-Unis adopteront sur la Syrie.
«L’Europe examinera toutes les possibilités de bloquer cette migration syrienne sans fin»
RT : Les hommes politiques occidentaux ont salué le renversement d’Assad. Le chancelier allemand Olaf Scholz l’a notamment qualifié de «bonne nouvelle». Comment évaluez-vous une telle réaction ?
A.K. : Je comprends parfaitement pourquoi les Européens considèrent al-Joulani comme un homme politique prometteur. Après tout, ils se rendent compte que s’il y a une nouvelle escalade de ce conflit gelé, il y aura un nouveau flux de réfugiés syriens. À l’heure actuelle, selon les données officielles, il y a environ 6 millions de réfugiés syriens et à peu près 6 millions de personnes déplacées. Par conséquent, l’Europe examinera toutes les possibilités de bloquer cette migration syrienne sans fin, qui se dirige vers les pays européens.
Il s’agit de la politique qu’ils ont appliquée depuis 2011, lorsque les événements du prétendu printemps arabe ont commencé, qui ont d’abord entraîné une guerre civile, puis l’intervention en Syrie. C’est d’ici que découle le problème des nombreux réfugiés syriens. Une grande partie de ces réfugiés a commencé à se déplacer vers l’Europe. Celle-ci a même été obligée de payer une somme importante d’argent à la Turquie pour qu’elle retienne dans ses camps une grande partie de ces réfugiés, afin qu’ils ne partent pas en Europe. Néanmoins, autant que je me souvienne, à cette époque, un nombre assez important de réfugiés syriens, estimé à des centaines de milliers, sont arrivés sur le continent européen dans divers pays.
«Si al-Joulani se montre un politicien modéré, la remigration commencera»
RT : Quelles conséquences pour les pays européens les événements en Syrie peuvent-ils avoir ?
A.K. : Ce n’est pas un hasard si pour se prémunir contre ce qui pourrait arriver dans ce pays, contre une nouvelle vague de réfugiés, certains pays européens, comme l’Allemagne, l’Autriche et d’autres, envisagent de couper complètement ce canal aux réfugiés syriens. Dans le meilleur des cas, si al-Joulani se montre un politicien modéré, la remigration commencera, autrement dit, le transfert de ces réfugiés syriens dans leur propre pays, ce qui serait pour les Européens le meilleur moyen de régler ce problème.
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