Damir Islamov, chercheur au Centre d’études méditerranéennes de l’École des hautes études en sciences économiques, analyse le rôle complexe de la Turquie sur la scène internationale, éclairant la position ambivalente du pays en tant que médiateur dans des négociations diplomatiques sensibles en décryptant les récentes visites de Hakan Fidan.
Recep Tayyip Erdogan a l’intention de faire d’Istanbul un centre de paix où se résolvent d’importantes questions diplomatiques. La série de négociations directes entre Moscou et Kiev peut être considérée comme l’un des dossiers clés du portefeuille diplomatique d’Ankara.
La Turquie a réussi à faire en sorte que les négociations reprennent précisément à Istanbul. Ses dirigeants veulent devenir un maillon important de l’initiative « pacifique » de Donald Trump pour résoudre la crise ukrainienne. Et si le ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan s’est rendu à Moscou et à Kiev, c’est pour ne pas perdre de vue la Russie et l’Ukraine.
La mission de Fidan à Moscou
Les 26 et 27 mai 2025, Hakan Fidan a eu des négociations à plusieurs niveaux, rencontrant d’abord Vladimir Médinsky, puis Vladimir Poutine et Sergueï Lavrov. Les intérêts des deux parties coïncident : cela est souvent souligné, la Turquie tient à accueillir ces négociations « médiatisées », tandis que pour la Russie, Ankara est un partenaire prévisible, les relations des dirigeants étant bien rodées. La phrase de Sergueï Lavrov « On est très bien à Istanbul » indique qu’à ce stade la Turquie comme plateforme de négociation arrange Moscou. Le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie Sergueï Choïgou a d’ailleurs noté lors d’une réunion avec le secrétaire général du Conseil de sécurité nationale de la Turquie qu’Istanbul devenait la principale plateforme des négociations entre la Russie et l’Ukraine.
Cela suggère, premièrement, que pour la Russie, Istanbul est un lieu symbolique où doivent reprendre les négociations interrompues au printemps 2022. Deuxièmement, malgré toutes les difficultés, Ankara a prouvé sa fiabilité relative et Moscou est prête à coopérer. Malgré la pression, la Turquie respecte les dispositions de la Convention de Montreux, ayant fermé les détroits de la mer Noire. Elle n’a pas adhéré aux sanctions contre la Russie et poursuit la coopération dans le cadre d’importants projets économiques (Turkish Stream, centrale nucléaire d’Akkuyu et autres). Troisièmement, la Turquie insiste sur la nécessité d’une politique étrangère forte, avec une diplomatie prospective et fortement flexible. On peut dire que la Russie offre un bonus à ses collègues turcs, ce dont le président turc et son entourage ont besoin dans le contexte de l’instabilité politique intérieure.
Après tout, Istanbul, en tant que plateforme de négociation, convient aussi à Trump et à son administration actuelle : en conséquence, elle a peut-être été convenue entre Vladimir Poutine, Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan.
Le puzzle turc dans l’initiative « de conciliation » de Trump
La Turquie fait partie intégrante de l’espace transatlantique. Début mai 2025, Trump s’est déclaré prêt à coopérer avec le dirigeant turc pour régler la crise ukrainienne. À son tour, Ankara s’est montrée heureuse de se joindre à l’initiative « de conciliation » de Trump pour en tirer parti.
La Turquie espère un nouvel assouplissement des sanctions de la CAATSA imposées lors du premier mandat de Trump en raison de l’achat de complexes russes C-400. Ce qui se passe aujourd’hui pourrait conduire à un retour d’Ankara au programme F-35, et il est possible qu’elle redirige la somme de 1,4 milliard de dollars américains, payée pour les F-16, vers des chasseurs de nouvelle génération.
La Syrie représente un autre aspect important de la politique étrangère de la Turquie, Ankara la considérant comme l’un des principaux avant-postes au Proche Orient. Dans la lutte pour une « nouvelle » Syrie, la partie turque est confrontée à la concurrence de l’Arabie saoudite ou même de la France. Dans ce contexte, Ankara cherche à établir des contacts étroits avec l’administration Trump dans le cadre de la crise ukrainienne, cherchant apparemment à s’assurer « l’approbation » de Washington à sa domination en Syrie.
En outre, Ankara souhaite attirer les investissements américains, dont l’économie turque affaiblie a un besoin vital. La Turquie est apparemment prête à travailler avec l’administration Trump dans le format préféré de ce dernier : le « deal » ou accord.
Entretiens turco-ukrainiens à Kiev
Après sa visite à Moscou, Fidan s’est rendu à Kiev, où, le 30 mai, il s’est entretenu avec l’administration ukrainienne. Le chef de la diplomatie turque a réitéré qu’Ankara soutenait l’intégrité territoriale, l’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine. Ces déclarations permettent à la Turquie de garder son « accès » à Kiev. Fidan a assuré que la Turquie était prête à participer à la reconstruction de l’Ukraine, à continuer de coopérer dans le domaine de la défense et à consolider les projets communs dans le domaine de la sécurité énergétique.
Cela mérite d’être souligné, Fidan a eu une rencontre avec le ministre ukrainien de la Défense, Roustem Oumérov, pendant laquelle la partie ukrainienne a indiqué à la Turquie ses principaux « besoins » dans le domaine de la défense : des investissements dans le complexe militaro-industriel, la fourniture d’équipement militaire, de systèmes de défense anti-aérienne, de munitions pour ces derniers, d’obus de gros calibre et « le renforcement des capacités de frappes à longue portée ». En 2024, la Turquie a annoncé le développement d’un nouveau système de défense aérienne, le « Dôme d’acier ». Ce projet est mis en œuvre par les entreprises Aselsan, Roketsan, TÜBİTAK SAGE et MKE. Comme on le sait, la Turquie « a besoin » de partenaires étrangers prêts à acheter ses produits, y compris les systèmes de défense aérienne. De plus, depuis le début des années 2020, la coopération militaro-technique semble être au cœur des relations turco-ukrainiennes.
La Turquie joue au médiateur
L’une des principales tâches de Fidan était de tâter le terrain dans les deux capitales, de sorte que les délégations russe et ukrainienne se rencontrent de nouveau à Istanbul et présentent leurs options de règlement de la crise ukrainienne, ce qui s’est produit le 2 juin 2025.
En plus, la Turquie a fait « ses devoirs », ceux assignés par l’administration Trump, en accueillant les deux délégations. Erdogan a également proposé d’organiser une rencontre trilatérale à Istanbul ou à Ankara avec la participation des dirigeants russe, américain et ukrainien. Le président américain s’est déjà déclaré prêt à cette rencontre.
L’analyse des publications de certains médias turcs pro-gouvernementaux montre que les négociations directes entre la Russie et l’Ukraine y sont souvent qualifiées de rencontre trilatérale. La délégation turque y est ainsi désignée comme participante. Outre Fidan, elle se composait du chef de l’Organisation nationale de renseignement, Ibrahim Kalin, et du chef d’état-major des forces armées turques, Metin Gurak. Il est évident qu’Ankara poursuivra ses efforts pour ne pas céder la plateforme de négociations à d’autres acteurs intéressés. Cela reflète probablement la vision d’Erdogan qui veut faire d’Istanbul un centre de paix.
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