Thierry Lentz : «Il y a une demande d’effacement de Napoléon de notre histoire» (ENTRETIEN)
Le 5 mai 2021, la France commémorera le bicentenaire de la mort de Napoléon. Un événement qui suscite déjà de nombreuses polémiques. Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon, livre pour RT France son opinion sur ces controverses.
RT France : Alors qu'approche le bicentenaire de la mort de Napoléon le 5 mai prochain, les polémiques autour de Napoléon et de son legs sont incessantes. D'aucuns lui reprochent ainsi d'avoir rétabli l'esclavage, d'autres sa misogynie supposée, comme l'a récemment fait Elisabeth Moreno, ministre déléguée en charge de l’Egalité entre les femmes et les hommes. Vous attendiez-vous à de telles attaques ?
Thierry Lentz : Je m’y attendais, en effet. L’histoire de Napoléon a toujours été un sujet de discussions et de débats. Il n’y avait aucune raison que les choses soient cette fois différentes. Rappelez-vous comment le président Chirac avait fait passer à la trappe toutes les commémorations officielles de la bataille d’Austerlitz en 2005, et comment, dans les mois qui ont suivi, une polémique sur le rétablissement de l’esclavage avait éclaté, autour d’un livre farfelu qui accusait le Premier consul d’avoir organisé le «génocide» des Noirs. Donc, il était certain que le bicentenaire serait attaqué.
Ce qui est plus surprenant, c’est que, cette fois, la demande d’effacement de Napoléon de notre histoire et de notre mémoire accompagne ces controverses. Que ces demandes émanent de la Ligue de défense des Noirs africains, habituée aux excès, n’est pas surprenant, de même que ne l’est pas l’utilisation de faux arguments historiques par les leaders de la France insoumise dont l’agenda dépasse la seule question napoléonienne. Qu’elles viennent d’un ancien Premier ministre [Jean-Marc Ayrault], aujourd’hui président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, qui assène sa vision de l’histoire par voie de communiqués de presse, est plus déconcertant. Y aurait-il une sorte de «convergence des luttes» entre ceux qui veulent contester et ceux qui entendent effacer ? C’est tout de même une question à laquelle j’aimerais bien avoir une réponse.
RT France : Est-ce que ces polémiques récurrentes autour de Napoléon, et plus généralement autour de l'histoire, ont fait naître chez vous le besoin d'écrire votre dernier livre Pour Napoléon ?
Thierry Lentz : J’ai commencé à écrire ce livre l’été dernier, en étant convaincu que le bicentenaire serait «chaud». Et, en matière d’instrumentalisation de l’histoire, je n’ai pas été déçu et, si j’ose dire, je me félicite de cette prémonition. Après quarante livres publiés sur le Consulat et l’Empire, dans lesquels j’ai souvent étudié sans aucune tendresse pour Napoléon les questions qui font débat, je me suis dit que je pouvais sortir de ma zone de confort pour affirmer l’intérêt à la fois de son parcours, de son œuvre et de ce qu’elle a laissé dans notre mémoire, et presque dans notre intimité, notamment avec les règles sociales et politiques issues de ses grands textes et du Code civil. J’ai aussi repris une à une les controverses, pour les mettre en contexte : esclavage, statut de la femme, dictature, exercice du pouvoir et politique étrangère. Je crois l’avoir fait avec mesure et en historien, même si je tire la sonnette d’alarme sur d’autres enjeux de ces débats.
RT France : L'histoire au sein des sociétés occidentales, telle qu'elle est enseignée à l'université ou promue dans l'espace public, soulève de vives contestations. Cela amène certains à vouloir déboulonner des statues ou débaptiser certaines rues. Que pensez-vous de ce mouvement, et considérez-vous qu'il provient directement d'outre-Atlantique ?
Thierry Lentz : Nous pratiquons depuis des décennies un sport national d’un genre particulier : l’autoflagellation et le déboulonnage des statues. Napoléon n’y échappe pas. Mais vous avez raison, il n’est pas le seul à être en cause. Au-delà de lui, c’est bien toute l’organisation sociale, l’idée de l’autorité et de la non-confessionnalité de l’Etat, de même que, plus largement, la fierté d’être Français qui sont visées.
Napoléon est un gros morceau de notre identité et de notre mémoire. S’il chute, c’en est fini de la liberté d’enseigner, de dire et de faire.
Tout ceci nous vient des Etats-Unis et des dérives de la cancel culture, des études de genre et de la racialisation de toutes les questions. Mais certaines forces spécifiquement françaises sont aussi à l’œuvre, de l’islamisme radical aux avatars du marxisme qui voient dans certaines catégories sociales ou certaines communautés les nouveaux «damnés de la terre». Ces dérives frappent à notre porte et, si nous n’y prenons garde, tous les travers de ces théories vont faire leur nid chez nous. C’est pourquoi, à mon sens, ce bicentenaire est essentiel. Napoléon est un gros morceau de notre identité et de notre mémoire. S’il chute, c’en est fini de la liberté d’enseigner, de dire et de faire. L’enjeu est de taille et justifie que l’historien enfile résolument son costume de citoyen.
RT France : Le gouvernement a d'ailleurs mis en place une commission proposant des changements de noms de rues pour favoriser la «diversité». Est-ce, selon vous, une initiative positive ?
Thierry Lentz : Rappelons qu’il appartient aux communes de donner à leurs rues et places des noms de personnages remarquables. Le gouvernement a voulu leur donner un catalogue dans lequel elles pourraient puiser, pour féminiser et pour célébrer les étrangers qui ont rendu service à la France. L’idée était séduisante mais a largement abouti au contraire de ce qui était recherché. On trouve dans la liste des personnalités comme Lino Ventura, Joséphine Baker, Eugène Ionesco ou Louis du Funès, en plus de véritables héros venus de loin pour participer à la libération ou mettre leurs compétences au service de la France. Y avait-il besoin de mobiliser autant d’énergie pour cela ? Etait-ce au pouvoir exécutif, qui me paraît avoir d’autres problèmes à régler en ce moment, de décider pour les autres ? Y avait-il besoin de marquer du label «d’origine étrangère» des scientifiques, des acteurs ou des hommes et femmes de bien qui sont de toute façon dans notre patrimoine culturel et mémoriel ? Tout ceci fera comme d’habitude un peu de buzz et ensuite un grand flop.
RT France : La Fondation Napoléon a récemment fait appel aux dons des particuliers pour financer la rénovation du tombeau de Napoléon. Comment jugez-vous l'implication de l'Etat dans la sauvegarde du patrimoine napoléonien en particulier et du patrimoine historique français en général ?
Thierry Lentz : L’Etat ne peut pas tout faire et je pense qu’il est normal que, parfois, les citoyens se mobilisent pour obliger à la réalisation de certains travaux et restaurations. Celle des Invalides était nécessaire car, avec le temps, certaines petites dégradations accidentelles n’avaient pas été réparées, probablement par manque de moyens. Un gros nettoyage était aussi indispensable pour un monument qui reçoit un million de visiteurs par an. Plus de 2 000 donateurs, petits et grands, se sont mobilisés… et c’était la garantie que les travaux seraient effectués. Le Musée de l’Armée a eu à cœur de les satisfaire, ce qui est en voie d’achèvement, et, sans doute, il mettra en œuvre des procédures d’entretien plus systématiques.
Le patrimoine est de toute façon le parent pauvre du ministère de la Culture, qui préfère les acteurs, les chanteurs et le fameux «spectacle vivant» [...] aux "vieilles pierres"
Ceci étant dit, en général, nous ne savons pas entretenir ce que les siècles nous ont confié. On préfère attendre, attendre encore, avant d’agir. Cela coûte plus cher… et le serpent se mord la queue, puisqu’on ne dégage pas les budgets. Le patrimoine est de toute façon le parent pauvre du ministère de la Culture, qui préfère les acteurs, les chanteurs et le fameux «spectacle vivant» (comme si les autres étaient morts) aux «vieilles pierres». Heureusement que les collectivités locales et le Centre des monuments nationaux, pour les plus grands ensembles, agissent avec plus de volonté. C’est pourquoi sont si importantes les initiatives comme celles de Stéphane Bern, de la Fondation Napoléon, mais aussi des associations locales et des citoyens.
Propos recueillis par Benjamin Fayet