«Partenariats aventureux» : l'AFP mise en cause à propos de sa filiale communication
L'agence de presse renommée se retrouve en pleine polémique, après des révélations sur les activité d'AFP-Services, son entité dédiée à la com'. Des journalistes de l'AFP ont, dans la foulée, saisi le conseil supérieur de l'agence pour «manquements».
Tout est parti d’un article de nos confrères du Canard enchaîné. Dans son édition du 31 décembre, le palmipède publiait un papier intitulé «A l’AFP [Agence France-Presse], l’agence de presse cachait une agence de com’ !», dans lequel on apprend que l’entreprise ferait appel à sa filiale, baptisée «AFP-Services», pour réaliser des clips publicitaires pour de grandes marques comme McDonald’s, Coca-Cola, AG2R, Tencent, Hublot ou Ferrero, mais aussi pour des acteurs institutionnels comme le gouvernement du Qatar. Dans le même temps, l’AFP demeure un fournisseur de référence d'articles pour la quasi-totalité de la presse française.
«AFP-Services fait de la production de contenus à la demande pour des institutions et des entreprises. Ce type d’activité est très courant dans les agences [de presse], grandes ou petites, qui ont cherché depuis longtemps à diversifier les ressources, notamment pour compenser la perte de vitesse de la presse», explique le service de communication de l’AFP, interrogé par RT France. La succursale, détenue à 100% par l’agence de presse, aurait été créée «vers 2010» et utilise le même logo, la même typographie, le même habillage que son aînée, tout en en reprenant largement les codes couleurs.
Une activité «opaque» et «mal encadrée», dénoncent les syndicats
Ce mélange des genres ne semble, à première vue, pas inquiéter la direction de l’agence. «La distinction entre AFP et AFP-Services est claire : AFP-Services a ses propres salariés, ses propres locaux, ses propres missions. Il ne saurait y avoir de confusion avec l’activité de l’AFP», fait valoir le service presse.
Un avis que ne partagent pas les syndicats de l’agence de presse (SNJ, CGT, CFDT, FO, SUD) qui ont saisi, le 8 janvier, le conseil supérieur de l’AFP à propos de «manquements», selon eux, de la part d’AFP-Services. «La manière opaque et mal encadrée dont les activités de cette filiale à 100% de l’AFP sont conduites, le risque avéré de confusion entre information et publicité qu’elles comportent, nous paraissent de nature à compromettre le caractère "exact, impartial et digne de confiance" de l’information que l’Agence France-Presse tout entière doit à ses usagers aux termes de l’article 2 de son statut», est-il précisé dans le communiqué de presse accompagnant la lettre envoyée au conseil supérieur.
La charte de l’agence sur les bonnes pratiques éditoriales et déontologiques, disponible sur son site, stipule que «les journalistes de l'AFP fournissent une couverture exacte, équilibrée et impartiale de l'actualité», mais également que ceux-ci «visent la neutralité, l'absence de préjugés ou de préférences» et «ne relaient pas d'influence extérieure». «Ils ne peuvent être contraints à accomplir un acte professionnel qui serait contraire à leur conscience», est-il encore indiqué.
Dans leur lettre, les syndicats fustigent des «partenariats aventureux» qui «instillent le "poison du soupçon" auprès du public», s’inquiétant que «l’image d’indépendance et de respectabilité de l’AFP court le risque d’être irrémédiablement affectée». Là encore, la direction de l’agence ne semble pas s’en émouvoir, malgré le climat de défiance ambiant dirigé contre les médias. «Le caractère très strict de la séparation des activités d’AFP et d’AFP-Services est une garantie. L’AFP est le média qui dans le monde est le plus engagé dans la lutte contre la désinformation», assure le service communication de l’agence.
Changement de nom en vue
La saisine du conseil supérieur de l’AFP par les syndicats a finalement fait réagir son PDG, Fabrice Fries, qui a annoncé dans la foulée des décisions afin de clarifier le rôle mais surtout le fonctionnement d’AFP-Services. Dans un message interne cité par l'AFP, et coécrit avec Phil Chetwynd, directeur de l’information, Fabrice Fries a reconnu que le développement de l’entité avait eu lieu «dans des conditions pas toujours claires», rappelant avoir commandité, il y a plusieurs mois, un rapport interne afin d’encadrer les activités de la filiale. Les auteurs du message ont par ailleurs regretté que les syndicats n’aient pas attendu les conclusions, qui devraient être rendues à la fin du mois de janvier par Phil Chetwynd, pour procéder à cette saisine.
Le nom AFP-Services est appelé à changer, pour ne plus comprendre la mention d'AFP.
Néanmoins, la direction de l’information de l’agence a d’ores et déjà présenté une première mesure censée aller dans le sens de l'apaisement : un changement de nom. «Le nom AFP-Services est appelé à changer, pour ne plus comprendre la mention d’AFP», a fait savoir son président, sans toutefois donner de calendrier précis. «Dès le début, ce sujet a été traité en considérant que la réputation était le capital le plus précieux de l’Agence, et que cela devait primer sur toute autre considération», ont en outre certifié les dirigeants de l’agence.
Un PDG venu de la com’
Nommé en avril 2018 à la tête de l'AFP, Fabrice Fries connait bien le monde de la communication. Ancien élève de Normal Sup, diplômé de Sciences Po et de l’ENA, il débute sa carrière à la Cour des comptes avant de rejoindre, au début des années 90, le cabinet de Jacques Delors, alors président de la Commission européenne. Il intègre cinq ans plus tard la Compagnie générale des eaux (CGE), qui deviendra Vivendi en 1998. Mais Fabrice Fries quitte l’entreprise un an avant ce changement de nom pour intégrer le groupe de communication mondialement connu Havas, et préparer son rachat, en 1998, par le jeune Jean-Marie Messier, devenu président de la CGE en 1996.
Après un passage chez Atos Origin en tant que vice-président, il pose finalement ses valises en 2006 sur les Champs-Elysées, chez Publicis, troisième groupe de communication mondial, dont il devient secrétaire général et membre du comité exécutif. Trois ans plus tard, en juin 2009, il prend la tête de Publicis Consultants, entité du groupe spécialisée dans la communication corporate et de crise ainsi que dans les relations presse. Il passera presque dix ans à la tête de l’agence avant d’être élu à la tête de l’AFP, de justesse, dans des circonstances polémiques. Trois personnalités qualifiées siégeant au conseil d’administration de l'agence avaient, en effet, dénoncé le rôle joué selon elles par l'Etat, qu'elles accusaient d'avoir favorisé l'élection de Fabrice Fries.
Et qui retrouve-t-on dans les clients d’AFP-Services aujourd’hui ? Son ancien employeur… Publicis.Un élément inquiétant pour SNJ de l’AFP qui, dans un tract mis en ligne en juillet 2019, s'interroge : «L’AFP a-t-elle vocation à devenir une succursale de Publicis ?» Dans le document, le syndicat met en lumière un contrat passé entre AFP-Services et Coca-Cola, d’un montant qui s'élèverait selon eux à un million de dollars, pour produire «la campagne de greenwashing d’un des plus gros pollueurs de cette […] planète». Or, depuis la fin des années 90, et aujourd'hui encore, l'ancienne agence de Fabrice Fries, Publicis Consultants, gère certains budgets de communication pour Coca-Cola France.
Mais le fabricant de boissons sucrées ne serait pas le seul à collaborer aussi bien avec AFP-Services qu'avec Publicis Consultants. Ainsi, selon le site de l'Association des Agences-Conseils en Communication (AACC), Boursorama ou encore Ferrero (cités comme des clients de la filiale de l'agence de presse par les syndicats) font affaires avec l'ancien employeur de Fabrice Fries.
«AFP-Services opère dans le cadre normal de la compétition commerciale du secteur, cela passe le plus souvent par des réponses à des appels d’offre», souligne le service de communication de la maison-mère. Les budgets des marques en question ont-ils fait l'objet d'une mise en compétition ? Sur ce point, l'AFP se refuse à «communiquer sur des cas précis», invoquant le «secret des affaires».
«AFP-Services n’a pas attendu l’arrivée de Fabrice Fries pour se développer», se défend encore le service de presse. Mais lors du dernier conseil d’administration de l’agence, celui-ci a fixé un objectif de 14% de croissance pour sa petite sœur. En 2018, AFP-Services a réalisé un chiffre d’affaires (CA) de 6,2 millions d’euros et projette un CA de 7,2 millions d’euros pour 2019. Même si elle représente une part infime des 300 millions d’euros de CA annuel de l’AFP (dont 124 millions d’euros apportés par l’Etat), l’entité devrait être amenée à se développer dans les années à venir, au grand dam des syndicats de journalistes de l’agence de presse hexagonale.
Alexis Le Meur