Suicides dans les forces de l'ordre : le compteur de la honte reprend dans une relative indifférence
88 membres des forces de sécurité françaises ont choisi de se donner la mort en 2018. Depuis le 1er janvier 2019, l'épidémie de suicides repart en flèche. Pour alerter, plusieurs associations de police se rassemblent dans quatre grandes villes.
Entre le 1er janvier 2019 et le 11 mars, 20 membres des forces de l'ordre françaises ont choisi de se donner la mort. Faisant fi de tout clivage politique et syndical, des associations de policiers (UPNI, FFOC, Assopol, HS, Clip, MPC) et au moins un syndicat professionnel minoritaire (VIGI) ont décidé d'interpeller à nouveau les autorités sur ce phénomène ce 12 mars avec des rassemblements à Paris, Lyon, Toulouse et au Mans. Leur objectif : alerter pour mettre fin à cette épidémie en étant reçus par le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner.
«On en est pratiquement à un suicide tous les trois jours. On sera à combien à la fin de l'année ? 120 ?», projette un membre du Collectif autonome des policiers d'Ile-de-France (CAP-IDF), joint au téléphone par RT France. La page Facebook Citoyen solidaire, tenue par une personne qui n'appartient pas à la police, continue inlassablement à mettre à jour son «compteur de la honte». En 2018, tous uniformes confondus, ce compteur s'était arrêté à 88 morts par suicide, mais dès les premiers jours de la nouvelle année, il est reparti de plus belle.
Les plans anti-suicide concoctés, puis portés par les ministres de l'Intérieur successifs, se suivent sans parvenir à infléchir la tendance. L'un avait été lancé par Gérard Collomb au mois de juin 2018, mais du côté des policiers, dans les commissariats, le mal-être perdure et l'impression tenace que rien ne change finit par convaincre les membres des forces de l'ordre que leur problème n'intéresse pas en haut-lieu.
Contactée par RT France au mois de janvier 2019, la présidente de l'association Uniformes en danger, Christelle Teixeira avait estimé que les élus et le gouvernement ne faisaient pas grand cas du problème des suicides : «De toute façon, les suicides, en règle générale, on en entend très peu parler, ça doit les gêner, je suppose. Ils n'en tiennent même pas compte. Les forces de l'ordre, ils s'en foutent, c'est des pions.»
Signataire d'un courrier adressé à l'ensemble des députés de La République en marche et du Modem, l'associative avait eu la confirmation de la persistance de ce silence : «J'ai reçu trois réponses polies, sans aucune suite pour le moment».
Christelle Teixeira a réitéré cette expérience au mois de mars en rédigeant une deuxième lettre aux députés de la majorité dont RT France a obtenu une copie et dans laquelle elle déplore le peu de réponses qu'elle a reçues : «Je pourrais [les] compter sur les doigts d’une seule main… Je n’ose vous dire que ce fut perçu par nos adhérents comme une manifestation du mépris que l’on prête habituellement à votre parti et au gouvernement.»
Burn-out, suicides, qui pour défendre les policiers de terrain ?
Le policier du CAP-IDF déplore pour sa part un autre phénomène et met en cause des racines plus profondes du mal-être qui traverse les forces de sécurité : «Les chiffres des suicides ne montrent pas une autre réalité : celle des policiers en burn-out, des gens qui paraissaient très solides et qui partent totalement en vrille.» Et de préciser : «Les syndicats majoritaires se sont fait endormir à Beauvau au mois de décembre 2018 après une négociation avec le ministre de l'Intérieur, mais au sortir de cette réunion de crise, le secrétaire général d'Unité-SGP-FO n'a qu'un mot, un seul, au sujet des suicides, et encore, à la toute fin de son intervention médiatique.» Et depuis ? «Plus rien. On dirait un sujet tabou. C'est aussi pour ça que nous faisons ce rassemblement : nous voulons être reçus par le ministre.»
On en est pratiquement à un suicide tous les trois jours. On sera à combien à la fin de l'année ? 120 ?
Au-delà des sujets régulièrement mis en avant par les syndicats majoritaires, comme la faiblesse des moyens accordés aux policiers pour faire leur travail et le manque d'effectifs, l'association CAP-IDF et le syndicat minoritaire VIGI pointent plus spécifiquement les failles de la structure qui serait censée encadrer leurs collègues pris dans une spirale menant parfois au suicide. «Les médecins et les psychologues qui nous prennent en charge en cas de coup dur ne connaissent souvent rien à la police. Certains sont de très bonne composition au départ et, visiblement, ils entretiennent parfois de trop bonnes relations avec les collègues. Récemment, sur mon secteur de petite couronne parisienne, le médecin de l'administration qui s'entendait très bien avec les policiers, et qui l'appréciaient en retour, a disparu de la circulation. Pour une fois qu'on en avait un bon, ils nous l'ont changé», a ainsi déploré le fonctionnaire du CAP-IDF joint par RT France.
Alors le policier se questionne : «Peut-être qu'il est prévu de les faire tourner d'un secteur à l'autre pour éviter qu'ils ne s'attachent trop, je ne sais pas. Ce médecin avait révélé à des collègues qu'il était bloqué par l'administration à cause de ses rapports avec les collègues. A part ça, on n'a eu aucune explication. En tout cas, on doit tous aller voir le médecin de l'administration tous les trois ans et les nuiteux [policiers qui travaillent de nuit] tous les ans. Mais comme les collègues ne se sentent pas à l'aise avec ces médecins qui rendent compte à l'administration, ils ont parfois l'impression de parler à un mur. Alors, ils ont plus souvent recours à leur propre médecin de ville et ce système est toléré par l'administration. Mais du coup, les souffrances qu'ils ressentent au travail sortent du cadre professionnel et retournent dans le cadre personnel, familial... Peut-être que ça arrange l'administration de ne pas produire d'étude psychologique longitudinale. Elles sont où les vraies études psychologiques sur l'état des forces de police ?»
Dans un communiqué du 8 mars, le syndicat de police VIGI a pour sa part fait savoir qu'il serait aux côtés des associations le 12 mars et a également mis en cause la relation entre l'institution policière et sa «médecine statutaire» : «Notre institution détourne la discipline et la médecine statutaire pour couvrir les agissements de harcèlement et de discrimination d’une partie de notre hiérarchie.»
Le secrétaire général de VIGI, Alexandre Langlois, avait été convoqué à un conseil de discipline le 20 février 2019 par sa hiérarchie. Interrogé par RT France à cette occasion, il estimait que cette convocation était entre autres consécutive à sa volonté d'alerter contre les agissements d'un médecin-chef de la police nationale basé à Metz (Moselle) qui a été suspendu de ses fonctions quelques jours plus tard, le 24 février, suspecté d’au moins neuf agressions sexuelles. Alexandre Langlois affirmait se voir reprocher un «manquement au devoir de réserve».
Les soutiens médiatiques suffiront-ils ?
Afin de promouvoir les rassemblements du 12 mars, intitulés «Tous unis contre le suicide», les associations participantes ont produit et diffusé une succession de vidéos annonçant l'événement. On y voit des personnalités du cinéma, des médias et de la politique prendre la défense de la cause portée par ces associations de police, notamment le réalisateur et ancien policier Olivier Marchal ainsi que le sénateur Les Républicains de Moselle, François Grosdidier. Chacun apporte sa pierre à l'édifice et déplore la situation à laquelle sont confrontées les forces de l'ordre.
Le CAP-IDF accepte tous les soutiens mais ne veut pas se faire récupérer : «Il y a même des Gilets jaunes qui ont demandé à nous rejoindre le 12 mars. Nous avons donné notre accord à tous les soutiens, mais sans aucun signe distinctif... Nous ne voulions pas non plus nous faire accaparer par une marée jaune.»
Le ministre de l'Intérieur fera-t-il le choix de recevoir des associations de police, rompant en cela avec la traditionnelle représentation professionnelle des syndicats ? Les membres de ces organisations, qui cherchent à alerter en dehors de tout mandat syndical, restent pour le moment assez prudents et savent qu'il s'agirait d'une sorte de camouflet adressé aux grands syndicats de police de la part de Christophe Castaner : «Si on pose le sujet du suicide sur la table, ils seront obligés de s'intéresser à tous les problèmes dont découle le suicide... Quand nous avions lancé notre concours de photos des commissariats les plus insalubres, Gérard Collomb ne nous avait déjà pas reçus, alors on verra, mais pour l'instant, disons qu'on est en droit de douter !», s'exclame, mi-amer, mi-amusé, le membre du CAP-IDF interrogé par RT France.
Le duo Christophe Castaner / Laurent Nunez réussira-t-il à convaincre les policiers de terrain que leurs souffrances au travail ont été prises en compte ? Les policiers auront-ils enfin l'impression que quelque chose bouge au ministère de l'Intérieur ? Après les longues séquences de l'affaire Benalla, qui a été très mal perçue dans le monde policier comme en a témoigné la levée de boucliers des syndicats à l'été 2018, puis celle des Gilets jaunes qui a mobilisé les policiers jusqu'à l'épuisement, une réponse appropriée est très attendue de la part des effectifs de terrain.
La tension était déjà palpable après l'épisode violent de Viry-Châtillon en octobre 2016, lorsque deux véhicules de police s'étaient embrasés en plein jour sous les assauts d'un groupe d'individus cagoulés, munis de 13 cocktails Molotovs. Deux policiers en étaient ressortis gravement brûlés, deux autres plus légèrement. L'agression avait déclenché un mouvement de colère au sein de la police nationale avec des manifestations d'ampleur. Plusieurs groupes et associations se sont formés à cette époque, dont la Mobilisation des policiers en colère. La fondatrice de cette association, Maggy Biskupski, s'est suicidée avec son arme de service le 12 novembre 2018.
Antoine Boitel