L’annonce de la suppression de 2 900 emplois chez Air France a failli se terminer le 5 octobre par le lynchage du DRH et du responsable de l’activité long courrier de la compagnie. L’économiste Jacques Sapir explique la situation.
Les évènements survenus lors du Comité Central d’Entreprise d’Air France le lundi 5 octobre déchaînent la presse et conduisent à une multiplication de commentaires. Nicolas Sarkozy, empruntant un costume bien trop grand pour lui, reprend le mot de De Gaulle de «chienlit» prononcé en 1968. Comparer un incident, certes violent mais limité, aux événements de mai 1968 nous donne tout le sérieux du personnage. François Hollande, Président de la République, considère que c’est l’image de la France à l’étranger qui est touchée. Venant de qui a compromis la fiabilité de la France comme partenaire industriel avec l’annulation du contrat de vente des deux BPC «Mistral» à la Russie, ceci est pour le moins étrange. Sans doute un cas d’amnésie…Le Premier-ministre, Manuel Valls, parle de violences inacceptables, de «voyou», et de «France sous le choc». Ceci alors que la Côte d’Azur vient de connaître des inondations dramatiques qui ont fait plus de vingt morts. Voilà ce qui donne le sens de la mesure, et des responsabilités, de la même personne qui accuse Nicolas Sarkozy «d’hysteriser le débat politique». Bref, il y a eu beaucoup de paroles, beaucoup d’indécence, mais aussi beaucoup de postures politiques à propos d’un incident qui est cependant révélateur d’un trouble profond.
Ce qui s’est passé
Que s’est-il donc passé ce lundi 5 octobre lors de la réunion du Comité Central d’Entreprise (CCE) d’Air France ? On sait que les esprits étaient chauffés à blanc par l’annonce de 2900 suppressions d’emploi prévues par la direction. Ces suppressions d’emploi vont toucher prioritairement le personnel au sol qui a pourtant dépassé les objectifs de gains de productivité contenus dans le précédent accord d’entreprise. La salle où se tenait le CCE a été envahie par des manifestants. On sait aussi que Frédéric Gagey, le PDG de la compagnie, a pu sortir précipitamment de la salle et l’on peut se demander pourquoi la totalité des représentants de la direction n’a pas fait de même. A-t-on sciemment décidé de laisser des boucs émissaires à la colère des salariés ? Puisqu’il y a enquête de police, il serait bon, il serait juste, aussi d’enquêter sur ce point.
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Dans les minutes qui ont suivi le Directeur des Ressources Humaines d’Air France Xavier Broseta a été violemment pris à partie ainsi que Pierre Plissonnier, responsable de l’activité long courrier à Air France. Xavier Broseta a été évacué torse nu par un important service d’ordre, des manifestants lui ayant arraché sa chemise. Xavier Broseta aurait manqué de se faire lyncher selon certains et en tous les cas a été violemment pris à partie. Il a dû quitter la salle, avec Pierre Plissonnier en escaladant des barrières comme l’a amplement montré la télévision. Les deux hommes ont été protégés par des militants syndicaux, dont des membres de la CGT et de FO. Certains de ces derniers ont été blessés alors qu’ils protégeaient MM Broseta et Plissonnier.
Il semble aujourd’hui avéré que ces deux syndicats avaient prévenu la direction d’Air France du risque d’incidents mais cette dernière n’ait rien voulu entendre et n’ai pris aucune disposition en prévision de possibles incidents. Et l’on ne peut ici que se reposer la question : la direction a-t-elle voulu que ce CCE dégénère ? Cette question est légitime quand on voit dans quelles conditions Frédéric Gagey, le PDG de la compagnie, a été «exfiltré» de la salle, mais que l’on y a laissé un homme concentrant la colère des salariés, le Directeur des Ressources Humaines.
La virulence, et la promptitude, des commentaires tant de Manuel Valls et d’Emmanuel Macron sur cet incident sont des éléments de plus à porter au dossier. La direction d’Air France a-t-elle cherchée délibérément un incident qui lui permettrait de s’adosser au soutien de l’Etat pour procéder à une restructuration brutale de l’entreprise ?
La question du «dialogue social apaisé»
Au-delà de ces incidents se pose néanmoins un problème de fond. La violence sociale tend désormais à éclater dans toute une série d’occasions. Certaines sont réprimées et d’autres biens moins voire pas du tout. Il vaut mieux ici être agriculteur que salarié d’entreprise. Mais, dans cette «violence sociale» on ne voit que l’un des éléments. Bien entendu, les événements de lundi sont violents, et ils auraient dû être évités. Ils n’apportent rien à la lutte des travailleurs. Mais, la suppression de 2900 emplois est une violence incomparablement supérieure, surtout dans un pays dans lequel il y a 5 millions de chômeurs au sens plein et 3 millions de quasi-chômeurs ou d’emplois précaires. A ce compte-là, deux chemises déchirées ne sont effectivement pas grand-chose.
#AirFrance : les politiques qualifient les salariés de "voyoux" au comportement "honteux" https://t.co/ckNEaXSVKvpic.twitter.com/w89VaxhjCv
— RT France (@RTenfrancais) 7 Octobre 2015
Il y a plus. Le Président de la République a appelé à un «dialogue social apaisé». Mais, ce dernier implique des institutions, des tribunaux, et des règles, un code du travail. Or, le gouvernement, sous la direction du même Président de la République, n’a eu de cesse depuis ces derniers mois que de tenter de démanteler les uns et les autres. Les fameuses «loi Macron» démantèlent les tribunaux Prudhommaux et envisagent de s’attaquer au Code du Travail. Or, la justice Prudhommale, aussi imparfaite soit-elle, constitue une instance nécessaire du dialogue social. Quant au Code du Travail, dont on dénonce un peu légèrement la lourdeur, il ne fait que refléter la complexité croissante des situations réelles. Une partie de la taille du Code du Travail s’explique par la complexification des statuts du salariat et du quasi-salariat, comme j’ai eu l’occasion de le dire sur Sud-radio le 31 août dernier. Une autre partie provient de la multiplication des exceptions aux règles, dont beaucoup sont demandées par les employeurs eux-mêmes.
Il est contradictoire de prétendre vouloir un «dialogue social apaisé» et de tout faire pour démanteler les institutions et les règles qui permettent à ce dialogue social d’exister. François Hollande et Manuel Valls devraient s’en souvenir. Mais, il est clair qu’ils préfèrent s’écharper avec Nicolas Sarkozy, jamais à court d’une indignité, sur le mot «chienlit» plutôt que de regarder les conséquences logiques de leurs propres actions. De plus, François Hollande évoque les conséquences de cet incident sur «l’image, sur l’attractivité» de la France. Est-ce à dire qu’il est plus préoccupé de cette question que de la situation des futurs 2 900 familles qui seront touchées par les suppressions d’emploi ? Est-ce à dire qu’il considère que nous sommes à ce point dépendant de l’étranger, alors qu’il y a sur dix ans plus d’argent qui sort de France que d’argent qui n’y entre ?
Ce que révèle l’incident d’Air France
Continuons donc d’aller au fond des choses. Qu’est-ce que révèlent ces poussées de violence ? Nous sommes aujourd’hui dans une société de chômage de masse. Nous sommes aujourd’hui dans une société qui est bien plus inégalitaire qu’il y a 20 ans. La montée de l’indicateur de Gini, indicateur qui permet de mesurer de manière synthétique l’inégalité, depuis les années 1990 en témoigne.
On peut y ajouter la destruction programmée de l’Ecole publique, réduite à un simple centre de formation des «compétences» par les politiques menées tant par la droite que par la gauche. Cette destruction aboutit à priver les classes populaires de l’accès à la culture. Or, l’Ecole était, ici aussi en dépit de défauts multiples, un vecteur de l’ascension sociale qui permettait une forme, certes imparfaite, d’égalité.
Colère noire des salariés de #AirFrance. Plusieurs responsables ont pris la fuite https://t.co/xj6oSgj9eFpic.twitter.com/fbd4EcLXjO
— RT France (@RTenfrancais) 6 Octobre 2015
Au-delà de cet aspect matériel de la situation, il y a le sentiment de dépossession de tout pouvoir que ressentent désormais des millions, et même une grande majorité, des français. Ce sentiment de dépossession est la cause réelle, mais pas la cause unique, de ces bouffées de colères qui se multiplieront à l’avenir, on ne doit pas en douter. Ce sentiment de dépossession provient de ce que la politique a été peu à peu vidée de son contenue. Les choix économiques nous sont, du moins on le prétend, dictés de l’extérieur du corps politique par la «mondialisation» ou par l’Euro. Or, et de cela l’immense majorité de la population en a bien conscience, ces choix économiques exercent désormais une influence déterminante sur notre vie.
Tant que nous serons dépossédés des instruments de contrôle sur notre existence, et ce quel que soit ce que nous en ferons par la suite, tant que l’on laissera à la mondialisation mais aussi à la trop fameuse «construction européenne» qui n’est bien souvent que le masque de nouvelles régressions sociales, le pouvoir de dicter le cours nos vies, on doit s’attendre à ces explosions de colère sociale. Tous les discours lénifiants sur le «dialogue social apaisé» n’y changeront rien, surtout quand les pratiques de leurs promoteurs leurs apportent le plus direct, et le plus cruel des démentis.
Les véritables «voyous», si tant est que ce terme doive être employé dans ce contexte, ce sont les dirigeants d’Air France mais aussi Manuel Valls et François Hollande, dont la politique et les actes ont conduit, directement et indirectement, aux violences de lundi dernier.
Source : russeurope.hypotheses.org
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