Brexit or not Brexit? Alors que Theresa May semble vouloir créer une situation intenable pour que l'accord avec l'UE soit voté par le Parlement, l'historien John Laughland analyse les conséquences des manœuvres du 10 Downing Street.
Rarement dans l'histoire la vie politique britannique a-t-elle atteint un tel niveau de fébrilité. Les divisons sur le Brexit sont désormais tellement profondes et larges que tout est possible: le Brexit avec un accord avec l'Union européenne, le Brexit sans accord, un report du Brexit ou un deuxième référendum. A moins de 100 jours de la date butoir, le 29 mars 2019, quand la sortie du Royaume-Uni de l'UE est programmée, personne ne peut affirmer avec certitude où le pays sera le lendemain.
A la Chambre des communes, le 17 décembre, Theresa May n'a fait qu'aggraver les incertitudes. Déterminée à exploiter au maximum la procédure parlementaire, elle a annoncé que le vote sur l'accord qu'elle a conclu avec le Conseil européen le 25 novembre, et qui fait l'objet d'une opposition massive à la Chambre, n'aura finalement lieu que la semaine du 14 janvier, quelques jours à peine avant la dernière date possible pour une décision (le 21 janvier).
Theresa May adopte donc la stratégie du bord de l'abîme
Avec ce report – le vote sur l'accord devait avoir lieu le 11 décembre – le Premier ministre compte pousser la crise jusqu'à l'extrême afin de créer une situation intenable dans l'espoir que son accord sera voté comme seule issue possible. En retardant le vote d'un mois, elle calcule que non seulement les humeurs de ses opposants se seront calmées pendant les fêtes de Noël, mais aussi que, comme il n'y aura plus de temps pour négocier un autre accord, toute renégociation ayant été de toute manière refusée par l'UE, son accord passera comme la moins pire des solutions.
Theresa May adopte donc la stratégie du bord de l'abîme : elle poursuit volontairement une action dangereuse – celle de créer une situation dans lequel le risque d'un Brexit sans accord est délibérément augmentée, avec tout ce que cela implique en termes de chaos, peu de préparation ayant été faite pour gérer cette éventualité – calculant que ses opposants reculeront au dernier moment. C'est une version politique du jeu de la poule mouillée, où deux voitures se dirigent à haute vitesse l'une vers l'autre pour voir lequel des deux conducteurs sera le couard qui déviera en premier pour éviter la collision.
L'UE aura réussi dans sa stratégie de créer une situation intenable pour le Royaume-Uni, afin d'en faire un exemple pour d'autres pays qui seraient tentés de le suivre
Certes, une partie des députés conservateurs seraient ravie si le Brexit se faisait sans aucun accord avec l'UE. L'accord conclu par Theresa May n'en est pas un : dans ce texte de plus de 500 pages, les deux parties conviennent, pendant une période de transition, de ne pas toucher au droit européen en vigueur outre-manche, mais de continuer à négocier en vue de conclure un grand accord de libre-échange entre le Royaume-Uni et l'UE. Si, d'ici la fin 2020, elles n'auront pas réussi à négocier un tel accord, la clause de sauvegarde entrera en vigueur: le Royaume-Uni restera prisonnier de l'union douanière de l'UE, jusqu'à ce que les deux parties en décide autrement, c'est-à-dire jusqu'à ce que l'Union européenne décide de l'en libérer.
Autrement dit, si l'accord de Theresa May est voté à la Chambre des communes dans un mois, les incertitudes gravissimes continueront à peser sur les rapports entre Londres et le continent pendant encore au moins dix-huit mois, et peut-être pendant des années. L'UE aura réussi dans sa stratégie de créer une situation intenable pour le Royaume-Uni, afin d'en faire un exemple pour d'autres pays qui seraient tentés de le suivre. Plusieurs partisans du Brexit pensent justement que l'accord de Theresa May créera une situation pire encore que l'adhésion à l'UE : le Royaume-Uni sera obligé d'obéir au droit européen, sans avoir son mot à dire sur son élaboration, et il sera dans l'impossibilité de mettre fin à cet état de servitude.
Le plus grand danger pour les partisans du Brexit ne vient pas de l'opposition travailliste mais de ceux, au sein du cabinet qui n'ont jamais été favorable au Brexit
Le danger d'œuvrer pour un Brexit sans accord est justement que les opposants au Brexit essaieront de tirer profit de la situation qui sera créée si l'accord est rejeté début 2019. Ils militent déjà pour un deuxième référendum, option que le Premier ministre refuse catégoriquement comme une trahison de la démocratie. Si l'accord est rejeté, ils militeront aussi pour un report du Brexit dans l'espoir que celui-ci ouvre une brèche qui pourrait arrêter le processus. Theresa May est un allié objectif de ces opposants au Brexit, et là aussi elle joue à la poule mouillée. En faisant monter le danger d'un report du Brexit, ou d'un deuxième référendum, elle pari qu'elle pourra mâter ceux dans son propre parti qui, actuellement, s'apprêtent à voter contre son accord.
Le plus grand danger pour les partisans du Brexit ne vient pas de l'opposition travailliste au Parlement mais de ceux, au sein du cabinet (le Conseil des ministres) qui n'ont jamais été favorable au Brexit. C'est le cas notamment du chancelier de l'échiquier, Philip Hammond, qui pendant l'élection du leader du Parti conservateur du 12 décembre, a catégorisé comme «extrémistes» les députés conservateurs opposés à l'accord de Theresa May. Or, dans la politique britannique, le chancelier de l'échiquier, locataire du 11 Downing Street, joue un rôle absolument décisif au sein du gouvernement : sans le soutien de celui qui tient les finances de l'Etat, un Premier ministre peut difficilement gouverner.
Celle dont le nom évoque le printemps ne refleurira pas après cet hiver de mécontentement
Parmi toutes ces incertitudes, une chose semble presque certaine: Theresa May ne restera pas longtemps Premier ministre. Si elle gagne le vote sur son accord le 14 janvier, sa position ne sera renforcée que temporairement. Le 12 décembre, Theresa May s'est fait réélire en promettant de quitter le pouvoir avant les prochaines élections législatives en 2022. Or, si un dirigeant du Parti conservateur avoue ne pas être en mesure de mener son équipe vers la victoire, il est mort politiquement, le rôle du chef de parti ne consistant qu'à gagner les élections. Une fois le Brexit acté, le 29 mars, ce ne sont pas les hirondelles mais les vautours qui commenceront donc à circuler autour du 10 Downing Street, avide de la charogne politique que Theresa May sera devenue. Celle dont le nom évoque le printemps ne refleurira pas après cet hiver de mécontentement.
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