L’économiste Jacques Sapir livre son analyse du dernier accord négocié entre la Grèce et ses créanciers.
L’accord auquel la Grèce et ses créanciers semblent être arrivés, mardi 11 août, après de longues négociations est un mauvais accord. Les 85 milliards qui sont prévus dans cet accord sont, aujourd’hui, largement insuffisants. Il ne pouvait en être autrement. Car ce texte est la conclusion logique du diktat imposé, le 13 juillet 2015, par les créanciers à la Grèce. Et ce diktat n’a pas été conçu dans l’objectif d’apporter un réel secours à la Grèce, même au prix d’énormes sacrifices, mais uniquement pour humilier et déconsidérer politiquement son gouvernement. Ce diktat est le produit d’une vengeance politique et n’a aucune rationalité économique.
Les doutes sont d’ores et déjà présents sur cet accord qui doit être ratifié d’ici le 20 août. Il a été longuement dénoncé dans diverses colonnes. Il va accroître l’austérité dans un pays dont l’économie est en chute libre depuis les manœuvres de la Banque centrale européenne à partir du 26 juin dernier. L’accroissement des prélèvements fiscaux est un non-sens dans une économie en récession. Il faudrait, au contraire, injecter massivement de l’argent dans l’économie pour faire repartir la production. Tout le monde le sait, que ce soit le gouvernement grec ou ses créanciers. Pourtant ces derniers persévèrent dans l’erreur. Pourquoi ?
La responsabilité de l’Allemagne
On pointe souvent la responsabilité de l’Allemagne. De fait, ce pays entend lier cet accord à une stricte conditionnalité et ceci, alors que les conditions mises aux précédents plans d’aides qui ont été signés depuis 2010 ont abouti à une chute de 25% du PIB et à une explosion du chômage. De même, l’Allemagne entend imposer une importante réforme des retraites à Athènes, alors que ces mêmes retraites jouent le rôle d’amortisseur à la crise dans un pays où les transferts intergénérationnels remplacent des allocations chômage désormais très faibles. Cela reviendra à appauvrir un peu plus la population et à provoquer plus de récession. Enfin, l’Allemagne veut encore imposer de larges privatisations. Il est clair que ces dernières permettraient aux entreprises allemandes, qui sont loin d’être blanc-bleu sur la Grèce (la filiale grecque de Siemens est au cœur d’un immense scandale fiscal) de continuer une liste d’achats à bon marché. On le voit, l’incompétence semble donner la main au cynisme.
La responsabilité de l’Allemagne est évidente. En fait, le seul espoir – si la Grèce doit rester dans la zone Euro – serait d’annuler une large part, de 33% à 50%, de la dette grecque. Mais, de cela, le gouvernement allemand ne veut rien savoir, et ceci, au moment où il apparaît qu’il a tiré de larges profits de la crise grecque, comme le reconnaît un institut d’expertise allemand. Il y a cependant dans l’obstination meurtrière du gouvernement allemand envers le peuple grec quelque chose qui va bien au-delà d’un attachement aux «règles» d’une gestion très conservatrice ou des intérêts particuliers. En fait, le gouvernement allemand entend punir le peuple grec pour avoir porté au pouvoir un parti de gauche radicale. Il y a ici une volonté clairement politique et non économique. Mais, le gouvernement allemand veut aussi faire de la Grèce un exemple afin de montrer, en regardant en direction de l’Italie et de la France, comme le note l’ex-Ministre des finance Yanis Varoufakis, qui est le chef dans l’Union européenne. Et cela est des plus inquiétant.
Les déclarations de Romano Prodi
Dans ce contexte, les déclarations de M. Romano Prodi dénonçant, dans un journal conservateur de la Vénétie, Il Messagero, ce qu’il appelle le « blitz allemand » doivent être regardées avec attention, mais aussi avec une certaine méfiance. Quant Romano Prodi, dont il faut rappeler qu’il fut président de la Commission européenne et Premier-ministre d’Italie, dénonce le comportement du gouvernement allemand en considérant que ce dernier met en cause le fonctionnement même de la zone Euro, il y a peu à redire. Mais, ce comportement critiquable n’est nullement analysé dans ce qu’il révèle. Certes, le gouvernement allemand, dans la forme comme dans le fond, est en train de détruire la zone Euro. Mais, s’il le fait c’est qu’il n’a guère le choix. En effet, agir différemment reviendrait à accepter ce que propose implicitement Romano Prodi, soit une organisation fédérale de la zone Euro. Or ceci n’est pas possible pour l’Allemagne. Si l’on veut que la zone Euro ne soit pas ce carcan qu’elle est aujourd’hui qui allie la dépression économique à des règles austéritaires, il faudrait en effet que les pays du Nord de la zone Euro transfèrent entre 280 et 320 milliards d’euros par an, et cela sur une période d’au moins dix ans, vers les pays d’Europe du Sud. L’Allemagne contribuerait à cette somme, sans doute à hauteur d’au-moins 80%. Cela veut dire qu’elle devrait transférer de 8% à 12% de son PIB, selon les hypothèses et les estimations, tous les ans. Il faut dire ici que ceci n’est pas possible. Tous ceux qui entonnent le grand lamento du fédéralisme dans la zone Euro avec des sanglots dans la voix ou avec des poses martiales n’ont pas fait leurs comptes ou bien ne savent pas compter. On peut, et on doit, critiquer la position allemande vis-à-vis de la Grèce parce qu’elle participe d’une vendetta politique contre un gouvernement légalement et légitimement élu. Mais exiger d’un pays qu’il transfère volontairement une telle proportion de sa richesse produite tous les ans n’est pas réaliste.
Romano Prodi n’est pas un imbécile
Or, Romano Prodi n’est certainement pas un imbécile, et ceux qui se souviennent de son intervention en Russie, au Club Valdaï en 2013 savent qu’il est d’une rare intelligence. Et de plus, il sait compter. Pourquoi, alors, s’obstine-t-il dans cette voie, et pourquoi appelle-t-il à un axe entre Rome et Paris pour rééquilibrer le rapport de force ? Pourtant, Romano Prodi sait très bien que ce n’est pas dans le gouvernement français que l’on peut trouver un partenaire résolu pour affronter Berlin. Depuis septembre 2012, et le vote sur le TSCG, il est clair que François Hollande n’a aucune envie et aucune intention d’aller au conflit avec Madame Merkel. Son action, ou plus précisément son inaction, en témoigne tous les jours.
Alors, il nous faut bien admettre que Romano Prodi fait en réalité de la politique, et qui plus est, de la politique intérieure italienne. Il sait que la question de l’Euro est aujourd’hui directement et ouvertement posée en Italie, que ce soit objectivement dans les résultats économiques qui se dégradent, ou que ce soit subjectivement dans la multiplication des prises de position Euro-critiques de la gauche (avec l’appel de Stefano Fassina) à la droite et à la Ligue du Nord. Il faut comprendre sa position comme un contre-feu face à un changement, lent mais profond, de l’opinion publique et de l’opinion des politiques sur la question de l’Euro. Mais, pour que ce contre-feu soit efficace, il lui faut bien dire des vérités. D’où l’analyse, qui n’est pas fausse, sur les conséquences de l’attitude allemande sur la Grèce. Mais, en même temps, on voit que cette analyse n’est volontairement pas poussée à ses conclusions logiques.
Contre-feux
On voit donc le jeu de Romano Prodi. Mais, celui de Wolfgang Schäuble n’est pas différent. Le ministre des Finances allemand a compris le risque pour son pays qu’à partir de la crise grecque se mette en place un puissant mouvement vers le fédéralisme au sein de la zone Euro, avec toutes ses implications. Et, de cela, il ne veut – et sur ce point, il est en accord parfait, tant avec la Chancelière qu’avec le dirigeant du SPD, Sygmar Gabriel – sous aucun prétexte. Ainsi, qu’il s’agisse de Romano Prodi ou de Wolfgang Schäuble, les deux hommes, les deux dirigeants politiques, en sont réduits à allumer des contre-feux. Mais ce qui est aujourd’hui nouveau, c’est que leurs actions ne peuvent plus être coordonnées. Elles vont se heurter l’une l’autre, et de cette désarticulation stratégique découle une désarticulation politique du projet de l’Euro.
Romano Prodi cherche à éviter ou à ralentir la constitution de ce front des forces anti-euro, front qui monte dans l’opinion comme dans les milieux politiques, tant en Italie qu’en Europe. Wolfgang Schäuble, lui, tient à éviter que l’on entre dans une logique d’union de transfert qui serait mortelle pour l’Allemagne. Ainsi, l’un et l’autre affectent de parler de l’Euro et de l’Europe mais, en réalité, pensent dans le cadre national. Quelle meilleur preuve faut-il de la mort de l’Euro, mais aussi de l’échec d’une certaine idée de l’Union européenne ?
Source : russeurope.hypotheses.org
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