Après des élections régionales calamiteuses en Bavière, puis en Hesse, la chancelière allemande prépare son départ, alors que l’AfD s’installe durablement dans le paysage d’un pays dont les clivages de classe réapparaissent, analyse Pierre Lévy.
La nouvelle, désormais officielle, a fait le tour d’Europe en un clin d’œil : Angela Merkel prépare son départ. La chancelière en a précisé les détails lors d’une conférence de presse tenue le 29 octobre.
Elle renonce ainsi à présider son parti, l’Union chrétienne-démocrate (CDU), en ne sollicitant pas un nouveau mandat lors du congrès qui se tiendra en décembre – une fonction qu’elle occupait depuis 2000. Et lors des prochaines élections nationales prévues en septembre 2021, elle ne sera pas candidate pour rempiler à la chancellerie, ni même comme simple parlementaire. D’ici là cependant, elle compte garder les rênes de la République fédérale, afin d’assurer la «stabilité».
Ces annonces ont suivi de moins de 24 heures les élections régionales en Hesse, qui se sont soldées par une nouvelle déroute tant pour la CDU que pour les sociaux-démocrates (SPD). Déroute elle-même précédée par une double gifle d’ampleur équivalente lors du scrutin en Bavière, deux semaines plus tôt.
En Hesse, les amis de Mme Merkel n’ont obtenu que 27% des suffrages, soit une perte de 11,3 points par rapport au scrutin équivalent de 2013. Le SPD, pour sa part, dégringole de 10,9 points en s’établissant à 19,8%. Ce parti avait gouverné le Land de 1950 à 1999, avec des scores avoisinant les 40% des voix.
Les Verts et l'AfD, les deux grands gagnants des dernières élections régionales
Exactement comme en Bavière, les deux grands gagnants sont les Verts, qui progressent de 8,6 points à 19,8% (un score les mettant à égalité avec le SPD), et l’Alternative pour l’Allemagne (AfD, classé à l’extrême droite par les grands médias), qui fait une entrée fracassante au sein du parlement régional avec 13,1% des suffrages (+ 9,1 points). Seule différence avec la Bavière : une participation de 67,3%, en baisse de près de 6 points par rapport à 2013.
Une autre analogie avec le verdict bavarois n’a été, en revanche, que très peu commentée : les Verts et l’AfD se caractérisent par un écart considérable (mais en sens inverse) entre leur résultat toutes catégories sociales confondues et leur performance spécifique au sein de la classe ouvrière. Pour un score global de près de 20%, les Verts ne recueillent que 11% des voix des ouvriers. A l’inverse 22% de ces derniers accordent leur suffrage à l’AfD, à comparer à son résultat moyen de 13%.
On peut raisonnablement estimer que cette évaluation, issue d’une étude «sortie d’urnes» réalisée par la chaîne publique ZDF, est peu ou prou généralisable au niveau national. Naturellement, ce constat mérite d’être détaillé et précisé. Mais il confirme une évolution de long terme du paysage politique outre-Rhin.
Cela fait certes longtemps que les Verts, par leur discours, leur idéologie et la composition sociale de leurs sympathisants, sont devenus parfaitement compatibles avec les intérêts dominants. Mais désormais, cette formation fait partie intégrante des forces susceptibles de servir pleinement ceux-ci.
#Allemagne 🇩🇪 : nouveau camouflet pour Angela #Merkel lors d'une élection régionale en #Hesse#CDU#CSU#AfD
— RT France (@RTenfrancais) 28 octobre 2018
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Cela s’était illustré au lendemain des élections générales de septembre 2017 : les première négociations pour former une coalition avaient associé la CDU de Mme Merkel et les écologistes, ainsi que le parti libéral FDP. C’est finalement ce dernier qui a claqué la porte, empêchant ainsi in extremis la formation d’une majorité «noire-verte-jaune» (et contraignant donc à la reconduction par défaut de ladite «grande coalition»).
Les Verts continuent du reste à signaler leur intérêt pour une alliance avec les conservateurs, alliance déjà réalisée dans plusieurs Länder – dont la Hesse. Après le scrutin du 28 octobre, cette alliance dispose encore d’une (très courte) majorité, et devrait donc être reconduite.
A l’inverse, les classes populaires – dans une Allemagne où la « prospérité » est très loin d’être partagée – se sentent de plus en plus mises hors jeu. Les préoccupations sociales telles que le niveau de vie, le logement, la précarité de l’emploi, l’accès aux services publics (et en particulier à l’éducation) ne sont plus la priorité des partis historiquement issus de la gauche, au-delà de quelques discours convenus. Le parti Die Linke, en particulier, est en passe de se transformer en parti Vert bis. Associé au pouvoir dans le Land de Berlin, il participe à part entière à la mise en œuvre de l’austérité régionale.
Cette situation a conduit des personnalités qui en sont issues, comme Sarah Wagenknecht, à lancer un mouvement trans-partisan («Aufstehen») pour renouer avec ces attentes. L’initiative a connu un succès de lancement, mais n’a pas à ce jour de traduction électorale.
Du coup, l’AfD profite logiquement de ce vide. Né en 2013 de l’opposition à l’euro, et secoué par des crises internes successives, ce parti doit son succès à la décision, prise en septembre 2015 par Angela Merkel, à la grande satisfaction du patronat, d’ouvrir en grand les portes du pays aux réfugiés. L’arrivée de plus d’un million de migrants dans le pays a créé un choc dont les conséquences continuent de se manifester.
En stigmatisant comme «raciste» ou «xénophobe» toutes les voix qui mettaient en cause ce choix, la classe politico-médiatique a paradoxalement rendu service au parti qui a fait de l’opposition à l’immigration de masse son cheval de bataille. L’AfD a inévitablement trouvé un soutien particulier auprès des couches sociales en première ligne de cette concurrence potentielle au sein même du monde du travail : concurrence dans l’accès à l’emploi mais aussi aux services publics.
La politique migratoire s’est réalisée au profit des employeurs cherchant de la main d’œuvre, de préférence à bas prix, et au détriment des couches populaires. Elle a ainsi cristallisé, ou rendu plus visible, un clivage de classe qui a longtemps été enfoui ou oublié. Que ce soit l’AfD – dont les dirigeants ne sont nullement issus du monde ouvrier – qui en profite peut apparaître paradoxal. Mais la faute à qui ?
Quoiqu’il en soit, au-delà des vicissitudes de la vie politique, cette nouvelle configuration politique n’est pas conjoncturelle. Elle est là pour longtemps.
Le début de la fin pour la grande coalition au pouvoir à Berlin ?
Dans l’immédiat, la «grande coalition» chancelante va tenter de durer. Jusqu’en 2021 ? Difficile d’en être sûr. D’autant qu’au sein du SPD, les partisans d’un retrait du gouvernement et donc d’une «cure d’opposition» (quelle expression cynique !) sont de plus en plus nombreux.
Mais risquer une crise gouvernementale et d’éventuelles élections anticipées effraye évidemment les dirigeants de ce parti, qui ressortirait très probablement laminé d’un tel scrutin. La crainte n’est pas différente du côté de la CDU.
Au sein de celle-ci, la guerre de succession est ouverte, avec déjà trois prétendants officiellement déclarés. L’actuelle secrétaire générale, une très proche d’Angela Merkel, personnifie plutôt une certaine continuité. Un ancien rival de l’actuelle chancelière symbolise le retour aux fondamentaux traditionnels de la CDU. Et le ministre de la santé, un jeune loup de 38 ans, ne cache pas sa volonté de mettre en œuvre une politique européenne plus directement germano-centrée, et plus dure encore en matière budgétaire.
Si celui-ci devait s’imposer à la tête du parti en décembre, un rapprochement avec l’AfD, aujourd’hui impensable, deviendrait une hypothèse.
Il y a un an, Emmanuel Macron comptait sur son duo avec la chancelière pour «refonder l’Europe». Désormais, la donne outre-Rhin a changé. Qu’on s’oriente vers la poursuite d’un gouvernement désormais en sursis, tourné vers sa propre survie et soutenu par une coalition déstabilisée ; ou vers une nouvelle CDU sans beaucoup d’égard pour le voisin français ; ou bien encore vers des élections avec un potentiel succès des «populistes» : décidément, quel que soit le cas de figure, le maître de l’Elysée a de quoi désespérer.
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