Emmanuel Macron bouleverse-t-il la diplomatie de la France avec ses propos sur la Syrie ? Le chercheur Laurent Leylekian y voit une stratégie plus «réaliste» des relations internationales, à l'heure où les Etats-Unis perdent en influence en Europe.
RT France : Dans une interview donnée à plusieurs médias européens, Emmanuel Macron a évoqué sa vision des relations internationales et a notamment déclaré que Bachar el-Assad n'était pas l'ennemi de la France, rompant avec la ligne française sous François Hollande. Plusieurs médias et observateurs parlent d'un revirement à 180 degrés de la politique internationale française. Partagez-vous cette opinion ?
Laurent Leylekian (L. L.) : Parler de virage à 180 degrés me semble excessif. Il est vrai que pour toute une série de commentateurs, déroger un tant soit peu à la ligne atlantiste dure constitue un virage à 180 degrés, ce qui explique ces réactions.
En abordant ces sujets régaliens, Emmanuel Macron conforte sa stature de président et laisse ainsi la gestion des affaires courantes et notamment des affaires embarrassantes au gouvernement
Je trouve les déclarations d'Emmanuel Macron habiles sur la forme. Sur le fond, elles renouent avec une certaine conception gaullienne de la République. En abordant ces sujets régaliens, il conforte sa stature de président – on parle beaucoup de sa stature «jupitérienne» – et il laisse ainsi la gestion des affaires courantes et notamment des affaires embarrassantes comme celles autour du Modem au gouvernement et à Edouard Philippe. On retrouve avec lui une vision de la présidence telle qu'on la connaissait jusqu'à François Mitterrand, peut-être même jusqu'à Jacques Chirac.
Emmanuel Macron prend également conscience du caractère stérile et irréaliste des positions qui ont pu être celles de la France sur la Syrie et sur la Russie ces dernières années
RT France : Dans cet entretien, Emmanuel Macron a également annoncé vouloir en finir avec dix années de «logique des néo-conservateurs» qui ont dirigé l'Europe. Pensez-vous cela possible ?
L. L. : J'y crois en partie. On voit effectivement sur le volet de la Syrie, la fin de cette ligne néoconservatrice qui se traduit par la volonté de la part d'Emmanuel Macron – peut-être nourrie par un constat d'impuissance – de trouver une solution au conflit qui ne soit pas idéologique. Je crois qu'Emmanuel Macron agit avec une certaine lucidité. Il prend acte de la perte d'influence des Etats-Unis et de la fin du parapluie américain en Europe. Une situation certes amplifiée avec Donald Trump, mais qui avait commencé avec Barack Obama. Il prend également conscience du caractère stérile et irréaliste des positions qui ont pu être celles de la France sur la Syrie et sur la Russie ces dernières années. C'est-à-dire une forme d'opposition néo-conservatrice qui n'a servi à rien d'autre qu'à décrédibiliser la diplomatie française. Il prend aussi acte de la montée des périls à la frontière de l'Union.
Ce serait une erreur de dire que ces déclarations – car cela ne reste pour l'instant que de l'ordre de la prise de parole, il faudra voir les actes – constituent un virage à 180 degrés ou encore, comme j'ai pu le lire, que la France cède à Vladimir Poutine. D'ailleurs, Emmanuel Macron n'est pas suivi par tout le monde en Europe sur cette ligne. A titre d'exemple, Donald Tusk a annoncé ces derniers jours que l'Union européenne maintiendrait les sanctions vis-à-vis de la Russie.
L'objectif central du discours d'Emmanuel Macron sur la politique internationale est de vouloir reconstruire une Europe puissante et autonome dans un monde multipolaire
Je pense que l'objectif central du discours d'Emmanuel Macron sur la politique internationale est de vouloir reconstruire une Europe puissante et autonome dans un monde multipolaire. Dans cette vision, la Russie est perçue à la fois comme un partenaire et comme un adversaire face à qui l'Europe n'a ni à se soumettre ni à se battre bêtement.
Il y a d'autres points qu'a abordés Emmanuel Macron qui m'ont frappé. D'abord, cette volonté de renforcer la défense qui se matérialise dans son souhait de créer un embryon d'Europe de la Défense – au delà de ce qui existe déjà aujourd'hui – et dans l'annonce du Sénat d'augmenter les crédits alloués à la défense française autour des 2% du PIB.
Parallèlement – ce qui est assez surprenant pour quelqu'un qui est décrit comme un libéral – il veut mettre en place des mesures anti-dumping externes à l'Europe. Il faut dire qu'aujourd'hui la soi-disant forteresse Europe est la zone économique la moins défendue du monde, où n'importe qui peut venir importer et exporter sans blocage ; mais également des mesures que j'appellerais anti-dumping internes en réglementant le statut des travailleurs détachés. Il a finalement une stratégie internationale et européenne assez équilibrée et assez réaliste avec, pour finalité, la construction d'une Europe forte et puissante qui dialogue d'égal à égal avec les autres grands acteurs mondiaux.
Emmanuel Macron reste sur une ligne européenne libérale alors même qu'au sein de l'Europe deux visions de sociétés s'opposent
RT France : Le fait que Donald Trump soit le président des Etats-Unis a-t-il, selon vous, influencé la vision en matière de politique internationale d'Emmanuel Macron, à l'instar d'Angela Merkel qui déclarait, il y a quelques semaines, que les Européens ne devaient plus compter que sur eux-mêmes ?
L. L. : Il est certain que cela influe. Quoiqu'on en dise, Donald Trump et même les Etats-Unis dans leur ensemble se détournent de plus en plus du Vieux Continent. C'est un facteur qui a forcément été pris en compte mais à quel niveau ? A-t-il été un des plus importants ? Je ne saurais vous dire.
Ce que l'on peut analyser, ce sont les conséquences qu'une telle diplomatie peut avoir. Sur des dossiers précis comme la Syrie et le Moyen-Orient, si la ligne qu'il défend aujourd'hui est mise en application, cela peut restaurer la crédibilité de la France au Proche-Orient. Dans une analyse plus globale de la géopolitique, cela acte la volonté de la France d'inscrire le pays et l'Europe dans un monde multipolaire dans lequel l'Europe veut jouer son rôle comme les autres en dialoguant avec tous les interlocuteurs – que cela soit les Etats-Unis ou la Russie – sans faire de concessions excessives, mais sans non plus être dans l'opposition systématique.
Ce que veut Emmanuel Macron ne pourra se faire sans un débat européen sur la ligne de politique interne et le modèle de société que l'on veut en Europe
Je pense qu'il y a néanmoins un écueil qui peut être important à sa vision pour l'Europe au sein même de l'Union. Emmanuel Macron reste sur une ligne européenne libérale, alors même qu'au sein de l'Europe deux visions de sociétés s'opposent. Il y a d'un côté celle d'une société ouverte avec des flux (de marchandises, de personnes, de capitaux) libres et de l'autre celle d'une société plus hiérarchisée, plus fermée, plus attachée à ses frontières. C'est-à-dire la vision que l'on retrouve dans le groupe de Visegrad – la Pologne, la République tchèque, la Hongrie, la Slovaquie. On voit que cette vision moins libérale et plus autoritaire a aussi des clients en Europe de l'Ouest. On a pu le voir avec le Front national et Jean-Luc Mélenchon lors de l'élection présidentielle française.
Je pense que ce que veut Emmanuel Macron, ne pourra pas se faire sans un débat européen sur la ligne de politique interne et le modèle de société que l'on veut en Europe. Les libéraux ont toujours esquivé ce débat en pensant que leur modèle fédéraliste était le seul possible et légitime. Or, on voit qu'il est de plus en plus contesté par les peuples. On ne pourra pas encore longtemps faire l'économie de ce débat, si l'on souhaite donner un nouvel élan à l'Union.
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