Malgré sa compassion pour Jacqueline Sauvage, l'ancien magistrat français Philippe Bilger voit dans la grâce accordée par François Hollande une atteinte à l'autorité de la justice sous le poids de l'émotion et des pressions médiatico-politiques.
RT France : Jacqueline Sauvage est désormais sortie de prison suite à la grâce présidentielle que lui a accordée François Hollande. Etes-vous surpris par sa décision?
Philippe Bilger (P. B.) : Oui et non. Il y avait déjà une grâce partielle et je savais le président soumis à des pressions médiatiques, politiques et familiales. Je ne suis pas persuadé que son courage politique, surtout à quatre ou cinq mois d'une élection présidentielle qui ne le concerne plus, soit énorme. Néanmoins, je suis quelque part étonné car je n'osais croire que nous pourrions être confrontés dans l'histoire judiciaire à une grâce individuelle, déjà très rare, à double détente. C'est-à-dire une grâce partielle suite à deux arrêts de la cour d'Assises, tout à fait légitimes, suivie d'une grâce totale accordée après le refus par deux juridictions d'application des peines d'appliquer la libération conditionnelle de Jacqueline Sauvage. Je rappelle, car je pense que nous ne serons pas nombreux à défendre mon point de vue, que j'étais moi-même favorable à la libération conditionnelle de Jacqueline Sauvage mais dans le cadre d'un processus judiciaire normal.
Je ne suis pas sûr que le portrait sulpicien que l'on dessine d'elle soit forcément bon
RT France : Virginie Duval, la présidente de l'Union syndicale des magistrats s'est déclarée indignée par cette décision qui fait passer le politique avant la justice. Vous avez vous-même émis des critiques sur la médiatisation de cette affaire, bien qu'ayant de la compassion pour l'histoire de Jacqueline Sauvage. En quoi cette décision peut-elle déranger d'un point de vue juridique?
P. B. : Jacqueline Sauvage (mais c'est un point de vue personnel) ne m'apparaît pas comme une bonne icône pour la cause des femmes. C'est une femme qui a tué son mari de trois balles dans le dos. Elle a sans doute vécu un enfer durant un certain nombre d'années mais ce n'était pas une faible femme. Elle avait des armes. Elle aurait, m'a-t-on dit, poursuivi l'une des maîtresses de son mari. Je ne suis pas sûr que le portrait sulpicien que l'on dessine d'elle soit forcément bon. Mais ce n'est pas la raison principale de ces critiques. Il n'y avait aucune raison qu'il y ait une grâce partielle après les deux arrêts des Assises. On a eu deux jurys populaires qui ont tous les deux condamné Jacqueline Sauvage à dix ans d'emprisonnement. S'il y a eu une grâce partielle après ces arrêts, c'est simplement parce qu'il y a eu une pression d'un clan mondain politico-médiatique qui a influencé François Hollande. Cette grâce partielle a permis à Jacqueline Sauvage de demander plus rapidement une remise de peine. A partir de ce moment-là, le comité qui la soutenait s'est mis un peu en sourdine. Il avait compris que son rôle devenait contre-productif. La procédure est donc redevenue normale. Elle a déposé deux demandes pour une libération conditionnelle. A deux reprises, celles-ci ont été rejetées pour des motifs que je ne trouve pour ma part pas réellement pertinents. Dans tous les cas, on était encore dans le déroulé d'une justice normale. Elle devait sortir de toute manière en juillet 2018 et aurait pu faire de nouvelles demandes. Ce qui me choque c'est qu'on ait fait de cette affaire singulière et d'une certaine manière ordinaire, une affaire nationale à cause d'influences périphériques.
Cette décision porte atteinte, à mon sens gravement, à l'autorité de la justice et à son caractère institutionnel
Cette décision porte atteinte, à mon sens gravement, à l'autorité de la justice et à son caractère institutionnel. Je le comprendrais, à la rigueur, si nous avions été confrontés à une affaire dont la gestion avait été calamiteuse par l'autorité judiciaire. Ce n'est pas le cas ici. Bien sûr, François Hollande reçoit des suffrages médiatiques et politiques pour cette décision. La démagogie va battre son plein et personne ne va le contredire. Mais peu importe. Je vois avec plaisir que la présidente de l'USM partage mon point de vue. Ce n'est pas être corporatiste que de dire cela. C'est simplement de mettre sur un plateau de la balance le sort de la justice en démocratie et, sur l'autre plateau, le sort de Jacqueline Sauvage, pour laquelle j'ai de la compassion mais qui a été condamnée à dix ans de prison et qui serait de toute manière sortie dans un délai relativement bref. François Hollande a choisi une justice privée plutôt qu'une justice totalement démocratique.
La justice criminelle et la justice tout court doivent être l'examen et l'appréhension du singulier. On ne doit jamais être dans le cadre d'une justice pour l'exemple
RT France : Cette grâce peut-elle, au niveau juridique, desservir la lutte contre les violences faites aux femmes en France?
P. B. : Vous savez, il y a eu pendant ses procès un avocat qui défendait une cliente qui avait connu des faits assez similaires à ceux de Jacqueline Sauvage. Elle n'avait néanmoins pas tiré trois balles dans le dos de son mari. Aujourd'hui, sa cliente est libre. La prise en compte par la justice des violences conjugales dans les peines est déjà courante. Je suis sensible évidemment à la cause des femmes dès lors qu'elles subissent des violences et qu'elles ne peuvent pas échapper à celles-ci. J'ai toujours considéré qu'il était extrêmement dangereux de plaquer sur des affaires criminelles, qui sont du singulier, une sorte de cause générale dogmatique. La cause des femmes est un combat qui mérite d'être mené, mais ce n'est pas une sorte d'idéologie qui doit être plaquée de manière très artificielle sur tous les procès où des femmes ont été victimes de violences de la part de leurs maris ou leurs compagnons. La justice criminelle et la justice tout court doivent être l'examen et l'appréhension du singulier. On ne doit jamais être dans le cadre d'une justice pour l'exemple.
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