Spécialiste des questions européennes, Pierre Lévy analyse les campagnes occidentales qui accusent Moscou de manipuler les opinions publiques – et pointe un possible retour de bâton contre leurs auteurs.
Un spectre hante l’Europe, celui de la «propagande russe». Pas un jour ne se passe sans qu’un officiel, un responsable de la sécurité, ou un journal de la «grande presse» ne s’inquiète de l’emprise de Moscou sur les malheureux et naïfs citoyens, prompts à se laisser berner.
Emblématique à cet égard est le rapport adopté récemment par l’europarlement. Le document engage les pays membres de l’UE à renforcer considérablement les outils dits de «contre-propagande», mettant dans le même sac la Russie et Daech.
Dans une opinion publiée le 8 décembre par le site EUobserver, l’eurodéputé lituanien Petras Austrevicius enfonce le clou en affirmant que la stratégie de ces deux «principales sources de discours de haine» est la même : «les deux veulent retourner les Européens contre leurs propres gouvernements et contre les valeurs libérales».
Ce qui frappe c’est le vaste amalgame réalisé entre des activités qui n’ont guère de rapport entre elles
Pour sa part, dans un récent entretien au quotidien Ouest-France, le président de la Commission européenne est interrogé sur «la politique d’influence très active de la Russie en Europe». Jean-Claude Juncker répond : «Vous savez combien l’UE emploie de personnes pour organiser la contre-propagande ? Onze. Et la Russie ? 4 000. Nous n’avons aucun sens du ridicule».
Cette dernière phrase est sans doute exacte, mais pas forcément au sens où M. Juncker l’entend. Ce qui frappe en tout cas dans les articles, études, analyses et rapports, c’est le vaste amalgame réalisé entre des activités qui n’ont guère de rapport entre elles, sinon, bien sûr, le machiavélisme attribué à Vladimir Poutine.
Sont ainsi mises dans un même sac l’existence de médias financés par les pouvoirs publics russes (Russia Today, Spoutnik, etc…) ; l’invasion des réseaux sociaux par des blogueurs accusés de fabriquer industriellement des fausses nouvelles ; et les cyber-attaques fomentées par des hackers hors pair, dont on nous dit, de manière pour le moins hypocrite, que, bien sûr, on ne peut rien prouver, mais que, suivez mon regard…
Notons que ce genre d’insinuations pourrait relever de la fameuse «théorie du complot», mais cette fois promue par les officiels, ceux-là même qui sont si prompts à la dénoncer d’habitude.
En France et en Allemagne, les électeurs pourraient être la proie des sbires du Kremlin, avertissent les services
L’inquiétude et le branle-bas de combat sont justifiés, lit-on, par différentes élections, récentes ou à venir. De l’autre côté de l’Atlantique, il y a eu bien sûr la victoire de Donald Trump, qui n’aurait dû son résultat qu’au piratage de courriels démocrates et à la diffusion de fausses nouvelles propagées par qui vous savez – un rapport de la CIA vient d’en rajouter une couche.
Sur le Vieux continent, il vient d’y avoir le Non au référendum italien et le score de 46,7% obtenu par le candidat du FPÖ à la présidentielle autrichienne. Il y eut bien sûr le vote en faveur du Brexit. Pire encore : en France (au printemps) et en Allemagne (à l’automne), les électeurs pourraient être la proie des sbires du Kremlin, avertissent les services. Angela Merkel vient elle-même d’indiquer qu’une telle menace était à craindre.
Face à cette mobilisation générale, on pourrait formuler trois remarques.
La première porte sur l’indignation de la caste politico-médiatique. Combien on comprend cette vertu outragée !… Car naturellement, jamais aucun service ni aucun dirigeant occidental n’imagina utiliser ces armes lamentables, récemment ou dans le passé, que ce soit la mise en place de médias en direction de pays tiers, de financement de blogueurs de la «société civile», ou bien sûr d’opérations confidentielles des services. Du reste, il n’est même jamais venu à l’idée de responsables politiques français, anglais ou allemands, et évidemment américains, de s’immiscer dans les affaires d’autres pays.
Si l’UE est l’objet d’un rejet populaire croissant, c’est en réalité qu’apparaît progressivement sa véritable nature
La deuxième remarque est qu’en sonnant un tel tocsin, en l’occurrence contre les médias publics russes diffusant à l’étranger, les imprécateurs rendent un hommage sans doute involontaire au rôle que ceux-ci ont gagné dans la dernière période. Si l’audience qu’ils ont ainsi perfidement conquise était négligeable, on s’expliquerait mal la violence de la charge. Ces succès sont-ils dus à la dextérité des journalistes des médias russes mis en cause ? La rage occidentale vaudrait alors compliment… et encouragement. Message reçu, probablement.
La dernière remarque a trait au danger qu’il y aurait pour les Occidentaux de finir par croire leur propre propagande. A lire la littérature précitée, on a parfois l’impression que la main du Kremlin explique la « montée des populismes » (selon l’expression consacrée), la perte de crédibilité du système politique, et le «désamour» des citoyens vis-à-vis de l’Union européenne («désamour» est du reste un terme inapproprié, puisque l’amour n’a jamais existé).
Si l’UE est l’objet d’un rejet populaire croissant, c’est en réalité qu’apparaît progressivement sa véritable nature : tout à la fois un outil de régression sociale (les Grecs constituant un cobaye symbolique), un engrenage contre la démocratie (par l’effacement des Etats nations), et une ébauche d’empire (rêvant de «projeter de la stabilité» partout dans le monde).
Libre aux dirigeants européens de ne voir dans cette exaspération que la main de Moscou. Avec une telle lucidité, ils se préparent probablement de nouvelles surprises.
On ne s’en plaindra pas.
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