Spécialiste des questions européennes, Pierre Lévy analyse les raisons de la défaite d’Hillary Clinton, un résultat catastrophique pour les élites mondialisées, en particulier à Bruxelles, Paris et Berlin.
Beaucoup a déjà été dit sur le véritable séisme que constitue l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis. Il est sans doute encore un peu tôt pour bien en évaluer toutes les conséquences.
C’est en revanche plutôt le moment de revenir sur ce qui a abouti à la défaite d’Hillary Clinton. Cette dernière était sans conteste la candidate de toutes les élites dirigeantes – politiques, économiques et médiatiques. La campagne ayant opposé les deux candidats a été régulièrement qualifiée de basse, vile, honteuse… Mais que dissimulent en réalité ces qualificatifs ? Et qu’a révélé de nouveau – et peut-être de significatif pour l’avenir – cette année pré-électorale ?
Deux éléments notamment peuvent être soulignés. Le premier est que la bataille a tranché avec le traditionnel affrontement qui, à chaque échéance, voit concourir deux camps que tout rapproche, des méthodes de campagne jusqu’aux orientations politiques de fond : thèmes et slogans interchangeables entre l’âne et l’éléphant, moyennant une dose de marketing pour donner le change aux électeurs en réalité de moins en moins dupes.
Logiquement, cette polarisation idéologique s’est bâtie sur une polarisation de classe
Cette fois, Donald Trump a cassé le jeu. Il a eu l’habileté de sentir la colère populaire, et de catalyser sur son nom ressentiments, exigences et espoirs, certes de manière pour le moins confuse. Pour la première fois depuis des décennies, le sentiment populaire a fait irruption dans le débat public, alors qu’il n’avait guère jusqu’à présent que l’abstention comme traduction.
Jusqu’à l’annonce du résultat, c’est cela, au fond, qui tant affolé ce que les Américains nomment l’«establishment». La victoire surprise du milliardaire lors des primaires républicaines tient notamment au fait qu’il a amené ou ramené vers les urnes des citoyens qui s’en tenaient écartés depuis longtemps.
Un des exemples les plus significatifs a trait au succès que s’est taillé le magnat de l’immobilier grâce à son opposition proclamée au libre-échange, aux délocalisations, à l’immigration de travail. Ce qui est en cause est bel et bien la sacro-sainte libre circulation : des marchandises, des services, des capitaux et de la main d’œuvre. Autrement dit la base – du reste inscrite dans tous les traités de l’UE – qui fonde la mondialisation que les Occidentaux ont imposée à la faveur de la chute de l’URSS.
Logiquement, cette polarisation idéologique s’est bâtie sur une polarisation de classe. C’est certes paradoxal au regard de la fortune personnelle de M. Trump, mais ses électeurs se sont massivement recrutés parmi les ouvriers et les plus faibles revenus. Plus on montait dans l’échelle sociale, plus les soutiens de Mme Clinton devenaient nombreux. Cette dernière a cependant usé de la parade classique pour tenter de contrer ce vote de classe : la défense proclamée de ce que les Américains nomment «minorités» : Noirs, Latinos, homosexuels… et femmes.
Les prises de position de Donald Trump réfutant l’agressivité obligée vis-à-vis de la Russie ont évidemment beaucoup contribué aux cris d’orfraie des élites installées
Cette polarisation de la campagne entre la représentante quasi-officielle du «système», et tous ceux qui ne se reconnaissent pas ou plus dans celui-ci était déjà apparue avec le succès du sénateur indépendant Bernard Sanders aux primaires démocrates (quel que soit le lamentable ralliement de ce dernier à l’ancienne Secrétaire d’Etat). Elle laissera incontestablement des traces, au grand dam de la caste dirigeante.
Le second élément pour le moins inhabituel concerne la politique étrangère. Certes, celle-ci n’a probablement joué qu’un rôle marginal dans le choix final des électeurs. Mais les prises de position de Donald Trump réfutant l’agressivité obligée vis-à-vis de la Russie, voire prenant ses distances quant à l’intérêt de renforcer l’OTAN, ont évidemment beaucoup contribué aux cris d’orfraie des élites installées.
Même si ce positionnement pour le moins hétérodoxe ne lui a pas rapporté des millions de voix, il faut en revanche constater qu’il ne lui en pas fait perdre. Dit autrement, on peut prendre des positions jugées amicales par rapport à Moscou, dans le climat hystérique qu’on connaît… et gagner la course à la Maison-Blanche. Mine de rien, ce fait est tout sauf anodin, et pourrait même s’avérer de grande portée pour la suite.
Hillary Clinton ne bénéficiait pas seulement de la bénédiction de la caste dirigeante de son propre pays. Elle recueillait aussi les faveurs des «élites mondialisées» qui, de Paris à Berlin en passant bien sûr par Bruxelles, «priaient» (selon le terme d’un représentant de la Commission européenne) pour sa victoire. Un appui qui n’a rien de surprenant face aux peuples qui sont aujourd’hui tentés de secouer les carcans mondialisés dans lesquels on veut les enfermer. Le vote en faveur du Brexit en était le plus récent exemple ; la défaite de Mme Clinton n’en est probablement pas le dernier.
Les prières des puissants en faveur de leur candidat à Washington n’ont finalement pas été exaucées. Pour la suite, on leur conseille de faire provisions de cierges, d’encens, et de chapelets.
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