Les discussions au sujet de la création d'une armée européenne rendent plus évident le clivage entre intérêts nationaux et ceux de l'UE. Le géopoliticien Dario Citati explique pourquoi ce projet ne vise pas à garantir les intérêts des pays européens.
RT France : A quoi servirait une armée européenne alors que l'OTAN englobe déjà les membres de l'Union ?
Dario Citati (D. C.) : Effectivement, il ne peut y avoir qu’un système de défense en Europe. En ce moment, il n'y a que l’OTAN qui garantisse ce système. Je dis cela pour des raisons techniques, parce que, par exemple, les bases militaires conjointes comme la sécurité de l’espace aérien, ne sont garanties que par les structures otaniennes. On ne comprend donc pas comment ce projet d’armée européenne pourrait remplacer l’OTAN, sans que l'Alliance ne meure car cela devrait dédoubler les structures de l’OTAN ou bien utiliser les mêmes infrastructures militaires sur le plan technique. Cela me semble donc un projet très difficile à réaliser, parce qu’il n’aurait de sens que dans la mesure où il viserait à remplacer complètement l’OTAN. Tant que l’OTAN restera en vie, ce projet sera difficilement réalisable.
Ce projet est une initiative assez maladroite de relancer l’unité de l’UE sur le plan militaire, au moment où, avec l’élection de Donald Trump, l’OTAN pourrait ne plus viser à unifier les pays européens contre la Russie
RT France : Ceux qui proposent la création d'une armée européenne affirment qu'elle serait engagée au cas ou l'OTAN ne le voudrait pas. Dans quelles circonstances cela pourrait-il se produire ?
D. C. : Il est difficile d’imaginer ces circonstances. En général, je dois avouer que ce projet me semble une initiative assez maladroite de relancer l’unité de l’UE sur le plan militaire, juste au moment où, avec l’élection de Donald Trump, l’OTAN pourrait devenir une structure plus floue ou, en tout cas, ne plus viser à unifier les pays européens contre la Russie. Apparemment, le projet d’une armée européenne se base sur l’idée de l’indépendance de l’Europe par rapport aux Etats-Unis, mais ceux qui la proposent sont les mêmes personnes qui dans les années passées ont soumis les intérêts de l’Europe à un certain interventionnisme américain qui pourrait diminuer, après l’élection de Donald Trump.
RT France : Pensez-vous que les gouvernements des pays européens pourraient approuver ce projet ?
D. C. : Oui, ils pourront l’approuver, mais il y a une question politique avant : il ne peut pas y avoir d’alliance militaire sans une stratégie politique partagée. On a bien vu dans les années passées combien les pays de l’UE étaient divisés sur de nombreux sujets, par exemple la Libye, l'Afrique du Nord, la rivalité entre l’Italie et la France, le désaccord en Europe orientale sur la politique vis-à-vis de la Russie... Faire une alliance militaire sans une stratégie me semble un petit peu comme vouloir mettre ses chaussures avant ses chaussettes.
RT France : Si ce projet devait se mettre en place, pensez-vous que les pays européens pourraient se le permettre, étant donné que certains d'entre eux ont déjà du mal à participer au financement de l'OTAN ?
D. C. : C’est là le grand problème. Au moment où l’UE continue de vivre une crise très forte sur le plan économique, les dépenses allouées au secteur de la défense en général ne sont pas très élevées. Or, il faudrait financer une autre structure alors qu'il y a déjà des difficultés à payer pour l’OTAN. Je pense que la réalisation d'un tel projet va entraîner beaucoup de désaccords.
Il ne peut pas y avoir d’alliance militaire sans une stratégie politique partagée
RT France : Pensez-vous que ce soit un signe que l'Europe recherche plus d'indépendance, en dehors de la gouvernance militaire des Etats-Unis?
D. C. : Pas du tout. Je crois que maintenant, dans chaque pays européen, il y a une division interne entre ceux qui sont persuadés qu’il faudrait faire s’effondrer l’UE ou du moins diminuer son pouvoir, un pouvoir majeur pour les Etats nationaux, et ceux qui pensent qu’il faudrait augmenter le pouvoir de l’UE. C’est à ces derniers qu’on doit cette initiative, ne pas viser à contrecarrer l’influence américaine, mais peut-être face à l’incertitude de ce que pourrait faire Donald Trump de l’OTAN, resserrer les liens avec un certain establishment international, américain pour poursuivre la politique qui ne correspond pas aux intérêts des pays européens. Il est paradoxal de le remarquer, mais dans sa politique étrangère l’UE contredit [les intérêts de ses pays membres], on le voit bien quand on vote les sanctions contre la Russie. Ce clivage entre les intérêts nationaux et celui de l’UE explique bien que ce projet ne vise pas à garantir les intérêts des pays européens, mais d’une certaine structure supranationale.
Même s’il peut y avoir sur certains sujets des opinions différentes, la Russie, à mon avis, ne représente pas du tout une menace
RT France : L’UE doit-elle s’attendre à une attaque de la part de la Russie ?
D. C. : Je crois qu’il y a bien sûr un clivage sur cette question également. Au sein de l’UE, il y a effectivement des pays qui craignent une possible intervention russe. Sur le plan des spécialistes, des analystes , on peut critiquer certains choix de la Russie, mais ce qui est sûr, c’est que la Russie n’aura aucun intérêt, même si l’on considère d’une façon critique la politique étrangère russe, sur le plan économique ou géopolitique, à entreprendre une action militaire contre l’Europe. C’est pourquoi dans la plupart des pays européens l’opinion publique est désormais pro-russe. Il faut collaborer avec la Russie qui peut être une ressource, surtout dans certains scénarios comme le Proche-Orient, la lutte contre l’extrémisme islamiste, même s’il peut y avoir sur certains sujets des opinions différentes, la Russie, à mon avis, ne représente pas du tout une menace.
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