L'attentisme du Premier ministre britannique a permis aux ennemis du Brexit de se regrouper, alors qu'ils répliquent déjà dans une contre-attaque qui sera difficile à combattre, considère l'historien John Laugland.
La décision de la Cour suprême d'Angleterre de refuser au gouvernement britannique le droit d'invoquer l'Article 50 du traité de Lisbonne sans consultation du Parlement est la conséquence inévitable d'un manque d'audace chez le nouveau Premier ministre britannique. Elle a commis une faute politique dont il sera difficile de se remettre.
Tout d'abord, il faut insister sur le fait que cette décision n'aura qu'un impact limité sur le processus de Brexit. Il est impensable que les députés à la Chambre des Communes votent contre le résultat du référendum du 23 juin. Le chef du Parti travailliste, Jeremy Corbyn, ayant déclaré que son parti respecterait la décision du peuple britannique, il y aura une majorité écrasante en faveur du Brexit, quel que soit les opinions personnelles des députés sur le sujet. Là où il y avait sans doute une majorité en faveur du maintien avant le référendum, la majorité des députés est aujourd'hui favorable à la sortie, vu le résultat du scrutin du 23 juin. Seuls les nationalistes écossais (une cinquantaine de députés) ont dit qu'il voteraient contre l'invocation de l'Article 50. De toute façon, le gouvernement fera appel contre ce jugement et pourrait obtenir gain de cause devant une instance supérieure.
Dans la foulée immédiate du référendum, le Parti travailliste a été plongé dans une crise interne
Plus intéressante est la leçon politique qu'il faut tirer de cette affaire. Quand Madame May est devenue Premier ministre en juillet, elle a bénéficié d'un soutien spontané de la part de la population, et ceci pour deux raisons. D'abord, sa personnalité est rassurante. Elle est tout le contraire de l'autre femme Premier ministre, Margaret Thatcher, qui voulait en permanence tout bousculer et qui, à la fin, épuisait même ses plus fervents partisans par son activisme frénétique. Theresa May, fille d'un curé anglican et petite-fille d'un officier de l'armée, incarne cette Angleterre moyenne qui constitue la colonne vertébrale du Parti conservateur. Elle se profile surtout comme une pragmatique, là ou Madame Thatcher était avant tout idéologique. Elle est aussi tout le contraire de son prédécesseur immédiat, le baratineur David Cameron, dont le manque de sincérité se voyait comme le nez au milieu de son visage.
Ensuite, elle a joui du phénomène de la «lune de miel» parce que, dans la foulée immédiate du référendum, le Parti travailliste a été plongé dans une crise interne. Jeremy Corbyn est populaire chez les militants du Parti travailliste mais il est très largement ridiculisé par les médias comme par ses propres députés. Peut-être que son image sera meilleure dans les mois et les années qui viennent ; pour le moment, il rappelle le désastreux Michael Foot qui a conduit les travaillistes à une cuisante défaite en 1983.
L'opposition se trouvant dans une situation de faiblesse exceptionnelle mais transitoire, comme tout en politique, le nouveau Premier ministre aurait dû mettre ses ennemis encore plus en déroute qu'ils ne l'étaient déjà suite à l'annonce du résultat du référendum. Elle aurait dû demander à la Reine de dissoudre le Parlement et de faire de nouvelles élections législatives. Elle n'a hérité de David Cameron que d'une petite majorité (15 sièges) qu'elle aurait certainement pu considérablement augmenter avec un nouveau scrutin. Ce nouveau scrutin aurait non seulement donné un mandat personnel au nouveau locataire du 10 Downing Street, il aurait été une sorte de deuxième vote sur le Brexit qui aurait, et de loin, consolidé la position de force du gouvernement. Madame May aurait facilement eu une majorité absolue de 40 à 100 sièges.
Les ennemis du Brexit ont concocté un concept, celui du «soft Brexit», que maintenant ils mettent en avant pour sauver les meubles
Mais elle n'a fait rien de tel. Elle a annoncé que son gouvernement ne déclencherait le processus du Brexit qu'en mars 2017. Elle a confirmé à plusieurs reprises que l'actuel Parlement irait jusqu'à son terme et siègerait jusqu'en 2020. Erreur. Il faut piller les maisons qui brûlent, et, en politique comme dans la guerre, il faut chasser ses ennemis le plus loin possible, profitant de leur défaite pour les abattre encore davantage.
Son attentisme a donc eu les conséquences prévisibles. Profitant du fait que, de toute évidence, le nouveau gouvernement ne sait pas très bien quel Brexit il veut, les ennemis du Brexit ont eu le temps de se regrouper. La femme à l'origine de la saisine de la Haute Cour, Gina Miller, appartient à cette classe de personnes pour qui le vote en faveur du Brexit est une catastrophe civilisationnelle. Ces gens feront tout pour faire capoter le projet. Ils utiliseront tous les arguments, même les plus hypocrites comme celui sur la souveraineté du Parlement, pour atteindre leur but de frustrer la volonté populaire.
Car Madame Miller est loin d'être seule. D'autres, très nombreux, sont derrière elle. Ces ennemis du Brexit ont concocté un concept, celui du «soft Brexit», qu'ils mettent maintenant en avant pour sauver les meubles. Mais quels meubles ! Le «soft Brexit», c'est la sortie de l'UE mais le maintien dans le marché unique, à la différence du «hard Brexit» qui est la rupture totale avec Bruxelles. Mais jamais pendant la campagne ce distingo n'avait été évoqué. Cette option n'était pas sur la table mais elle est présentée maintenant comme une façon de mettre de l'eau dans le vin des souverainistes, sans pour autant violer la démocratie en ne tenant pas compte du référendum. En réalité, c'est exactement de cela qu'il s'agit.
Car «le marché unique» n'est pas un marché. C'est une zone de juridiction et de règlementation. «Adhérer» au marché unique, pour reprendre le vocabulaire trompeur de ses partisans, c'est en fait se soumettre à un régime juridique. Ce n'est pas vendre ou acheter des biens ou des services aux continentaux. Comme le marché unique constitue de loin la majeure partie du droit européen, rester dans le régime juridique et réglementaire que l'on appelle «le marché unique», c'est en fait ne pas quitter l'UE du tout.
Aujourd'hui plus personne ne sait, au fait, ce que Brexit veut dire – et cela à cause de la zizanie semée par ses ennemis
Cet argument en faveur du maintien dans «le marché unique» n'est en réalité qu'un énième recyclage du vieil argument discrédité des pro-européens britanniques depuis plus de cinquante ans. Dès les années 1960, quand les élites britanniques ont commencé à vouloir intégrer l'Europe des six, elles ont tout fait pour cacher à l'opinion publique les conséquences constitutionnelles d'une telle adhésion. Elles n'ont évoqué que des argument économiques sur les bienfaits supposés d'un accès libre au Marché commun. Cette approche a été correctement qualifiée par un historien pro-européen (Hugo Young dans This Blessed Plot) comme«au fond, un mensonge». Il aura fallu quarante ans d'adhésion à l'UE pour que les Britanniques se rendent compte de ce mensonge, mais comme cela a bien roulé pendant quatre décennies, les pro-Européens aujourd'hui pensent sans doute qu'ils peuvent encore s'en servir.
Reste à voir si Madame May pourra reprendre l'initiative. Elle avait dit en juin : «Brexit veut dire Brexit.» Mais aujourd'hui plus personne ne sait, au fait, ce que Brexit veut dire – et cela à cause de la zizanie semée par ses ennemis. Non seulement Madame May est aujourd'hui sur la défensive sur ce sujet, mais elle a aussi lancé dans le débat d'autres sujets fort controversés comme la réintroduction d'écoles sélectives et la construction d'une nouvelle piste à l'aéroport de Heathrow. Mais c'est le Brexit qui va définir son gouvernement et c'est sur le Brexit qu'elle aurait dû battre ses ennemis en brèche.
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