Le Premier ministre canadien a dû annuler son déplacement à Bruxelles, où il devait signer jeudi 27 le traité de libre-échange entre l’UE et Ottawa. Spécialiste des questions européennes, Pierre Lévy ironise sur le désespoir des dirigeants européens.
Pauvre Justin. Jusqu’au dernier moment, il se réjouissait de faire le voyage à Bruxelles. Il a dû finalement y renoncer, tout ça à cause de ces fichus Wallons. On est bien triste pour lui, en tout cas. D’autant que Justin Trudeau, le jeune et fringant Premier ministre canadien, est adorable. Ardent défenseur de l’environnement et des réfugiés, c’est un citoyen du monde ouvert, durable, et peut-être même renouvelable.
Il affiche son empathie envers les migrants, et en a même accueilli 30 000 – enfin, pas lui, ni les structures publiques ; pour la moitié d’entre eux, cet honneur a été refilé aux particuliers, privatisant ainsi la générosité officielle.
Sans la Belgique, Bruxelles n’est rien
Donc Monsieur Trudeau est bien malheureux d’avoir dû défaire sa valise. Son ministre du Commerce n’a pas eu plus de chance. L’honorable – ce n’est pas un jugement, c’est son titre officiel – Chrystia Freeland a bien fait le voyage en Belgique, le 21 octobre. Mais pour rien : la malheureuse Chrystia a dû subir la rebuffade du ministre-président de Wallonie.
Comme nul ne l’ignore en effet, Paul Magnette s’est entêté à refuser le projet de traité (le CETA, selon son acronyme anglais) négocié depuis 2009 entre Ottawa et Bruxelles, qui vise à établir une vaste zone de libre échange et de normalisation commerciale entre l’UE et le Canada. Appliquant une décision de son Parlement régional (quel prétexte absurde !), il bloque ainsi l’approbation du gouvernement fédéral belge.
Emouvant spectacle d’un ministre pas loin des sanglots faute d’abolition suffisante des droits de douane. CETA pleurer
Or, sans la Belgique, Bruxelles n’est rien. Plus précisément, si un seul des Etats membres manque à l’unanimité européenne, patatras, l’UE ne peut adopter un tel traité. Bref, comme n’a pas manqué de le constater la presse raisonnable, ces diables de Wallons prennent l’Europe et le Canada «en otage».
Donc Madame Freeland a fait chou (de Bruxelles) blanc. Sous l’œil attendri des caméras du monde entier (dont beaucoup ignoraient encore récemment l’existence de la Wallonie), elle n’a pu retenir ses larmes. Emouvant spectacle d’un ministre pas loin des sanglots faute d’abolition suffisante des droits de douane. CETA pleurer.
Les Wallons sont-ils les nouveaux terroristes de la mondialisation ? Certainement, au vu du nombre de responsables et d’experts qui les ont sommés de reprendre leurs esprits en vue du sommet européen. On ne saurait les citer tous, des dirigeants de l’UE aux institutions de tous bords – manquaient juste l’OTAN et le Vatican.
Avec quelques efforts des deux côtés, Monsieur Trudeau va se racheter un billet d’avion et mettre de l’huile (bio) dans les rouages
Mentionnons tout de même le très select Institut Montaigne, connu pour ses liens intimes avec le haut patronat français, pour qui un échec du CETA constituerait non seulement une catastrophe économique, mais aussi un «message négatif quant à l’unité de l’Occident» dont «les Russes se réjouiraient».
Notons au passage que désormais, tous les cataclysmes redoutés par les oligarques occidentaux ont un point commun : ils sont décrits par les éminents géopolitologues comme de nature à faire sabler le champagne au Kremlin. (Ce fut le cas de la crise de l’euro, de celle des réfugiés, des Non aux référendums danois puis néerlandais, et bien sûr du vote en faveur du Brexit – à ce rythme, le président russe risque de ne pas dessoûler de si tôt, et ce n’est peut-être pas fini…)
Autre militant échevelé du CETA, le président de l’europarlement, Martin Schulz, a, le 21 octobre, pris à part Monsieur Magnette – les deux hommes sont rattachés au Parti socialiste européen – pour lui rappeler que «ce sont les gouvernements socialistes qui sont pour» l’accord. Un texte approuvé par le patronat français (et, faut-il le préciser, par Business Europe, le Medef européen) de même que par les socialistes du continent ne peut être foncièrement mauvais.
Tout espoir est-il perdu ? Monsieur Schulz vient de déclarer que donner «quatorze jours de plus» aux négociateurs «ne serait pas un drame» (même si tous les officiels clamaient exactement le contraire jusqu’à aujourd’hui). De son côté, Paul Magnette avait bien précisé que, pour peu qu’on ne lui mette pas la pression, on pouvait continuer à améliorer le projet, car lui-même n’était pas contre le libre-échange ; il a précisé : «Le débat porte sur la question : quelle mondialisation voulons-nous ?»
Le pire serait de permettre à Vladimir Poutine de boire encore du champagne
Ah, on respire. Un arrangement n’est donc pas exclu dès lors que le dirigeant wallon profère de tels propos de bon sens. Car, si quelques garde-fous sont mis en place, qui pourrait bien être contre la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et de la main d’œuvre – un principe de base du libéralisme gravé dans le marbre de l’UE dès le traité de Rome (1957) ? Et, des cycles du GATT (négociations mondiales sur le libre échange, qui ont connu des «rounds» successifs entre 1947 et 1994) jusqu’à l’OMC, nul ne peut contester que l’ouverture commerciale a entrainé une prospérité générale, éliminé partout le chômage, aboli les crises, et assuré aux peuples et aux humains un bien-être que les autres planètes nous envient.
La très moderne idée du libre-échange (dont l’un des théoriciens fut David Ricardo, 1772-1823) relève d’ailleurs du bon sens : pourquoi empêcher les Français – ou les Belges, soyons généreux – d’acheter des pommes au Chili, alors que ce fruit exotique ne pousse pas dans nos contrées ? Et quoi de plus rationnel que de s’approvisionner en microprocesseurs ou en caleçons aux Etats-Unis ou au Bangladesh, étant entendu que seuls les climats américain et asiatique permettent la fabrication de tels produits ?
Enfin, les dirigeants de l’UE nous l’ont assez répété : si l’UE n’est pas capable de signer avec le Canada, elle perdra toute crédibilité sur la scène internationale, notamment vis-à-vis des pays avec lesquelles des pourparlers analogues se déroulent – Japon, Viêt Nam, et ceux du Mercosur. «Cela pourrait être notre dernière négociation commerciale si nous ne sommes pas capables de convaincre les peuples que nous négocions pour protéger leurs intérêts», s’est lamenté Donald Tusk, le président du Conseil européen.
Le pire serait de permettre à Vladimir Poutine de boire encore du champagne. Donc, avec quelques efforts des deux côtés, Monsieur Trudeau va se racheter un billet d’avion et mettre de l’huile (bio) dans les rouages.
Oui, Justin peut.
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