L'ex-Premier ministre, candidat à la primaire de la droite et du centre, Alain Juppé, joue avec les électeurs de gauche et fait son calcul sur l'impopularité du président sortant François Hollande, estime l'écrivain Eric Verhaeghe.
RT France : Nicolas Sarkozy joue sur le terrain identitaire alors qu’Alain Juppé a un discours plus «apaisant». Est-ce une bonne stratégie alors que la menace terroriste est élevée en France ?
Eric Verhaeghe (E.V.): La stratégie d’Alain Juppé, comme celle de Nicolas Sarkozy, est tournée vers le calcul du second tour de la présidentielle. Les candidats à la primaire des Républicains sont convaincus que celui qui gagnera le scrutin du parti sera non seulement au deuxième tour de l’élection présidentielle mais aussi automatiquement élu président puisqu’ils sont convaincus qu’au deuxième tour ils devront affronter la présidente du Front national [FN], Marine Le Pen. Chacun a sa manière de se positionner vis-à-vis de la sémantique du FN. Nicolas Sarkozy est donc persuadé qu’il faut rassembler à droite et couper l’herbe sous le pied du FN pour obtenir le meilleur score possible au premier tour. Alain Juppé fait un calcul fondé sur les résultats du sondage de la candidature de François Hollande où il se dit qu’Hollande est tellement détesté et rejeté par l’électorat, y compris de gauche, qu’il a besoin dès le premier tour de rassembler à gauche plutôt qu’à droite pour pouvoir peser et gagner facilement au deuxième tour de la présidentielle.
Alain Juppé a structurellement besoin d’élargir la base électorale des Républicains pour pouvoir rassembler un maximum d’électeurs qui vont l’aider à battre Nicolas Sarkozy
RT France : Il y a des appels à gauche à voter Juppé pour empêcher la candidature de Sarkozy. Ces voix permettront-elles à Alain Juppé de gagner ?
E.V. : C’est un vrai pari. C’est toute la difficulté de la primaire à droite et personne ne sait exactement qui va se déplacer pour voter. Alain Juppé a une conviction très ancrée et selon laquelle, si la primaire ne se fonde que sur les électeurs traditionnels des Républicains, il va perdre au bénéfice de Nicolas Sarkozy. Alain Juppé a structurellement besoin d’élargir la base électorale des Républicains pour pouvoir rassembler un maximum d’électeurs qui vont l’aider à battre Nicolas Sarkozy lors de la primaire. C’est pour cela qu’il lance en effet des perches aux électeurs de gauche, notamment sur les questions identitaires et religieuses en acceptant l’idée que porter le voile, est une affirmation de l’islam en France.
Alain Juppé est en train de pousser pour des raisons électorales le pays à une forme de raidissement et à une forme de violence intérieure
RT France : Est-ce que ça va marcher ?
E.V. : Je pense que c’est extrêmement dangereux pour le pays parce que viscéralement les Français sont attachés à une idée qu’on ne peut pas se définir comme Français et afficher ses convictions religieuses. Pour les Français, être français, c’est être citoyen et être citoyen, c’est laisser la religion dans la sphère privée. Donc les Français sont structurellement allergiques à ces pratiques religieuses qui consistent dans la rue à afficher, par des signes extérieurs, la religion à laquelle on appartient. Alain Juppé, en jouant ce jeu, est en train de pousser, pour des raisons électorales, le pays à une forme de raidissement et à une forme de violence intérieure.
Structurellement, je pense que c’est une très grave erreur parce qu’à court terme peut-être qu’il gagnera, mais à long terme, il fera l’objet d’un rejet viscéral dans le pays. S’il devait être élu, très vite il se trouverait dans la situation compliquée d’être un candidat de droite élu avec des voix de gauche.
Nicolas Sarkozy est aujourd’hui victime d’un véritable acharnement judiciaire et médiatique
RT France : En termes d'image, Nicolas Sarkozy traîne celle d'un président hyperactif, et, a-t-on pu dire, «bling-bling». Alain Juppé, depuis 1995, a la réputation d'être un énarque froid et un peu déconnecté du peuple. Les sondages montrent néanmoins que les Français ne lui sont pas aussi défavorables qu'il y a 20 ans. Comment expliquez-vous ce changement d'image?
E.V. : Il y a deux raisons à cela. Assez naturellement les Français ont gardé un assez mauvais souvenir du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Ils ont le sentiment qu’il avait fait beaucoup de promesses et qu’il n’en a tenu aucune. Il y a un certain nombre de décisions de Nicolas Sarkozy qui ont laissé des traces. Il a notamment, à son arrivée au pouvoir, très vite baissé l’impôt sur les successions, qui a été perçu comme une mesure en faveur des riches. Il a très peu assumé son côté populaire ou défense des peuples qu’il prétendaient garantir. Il a par ailleurs fait beaucoup d’annonces sur la sécurité qui ne se sont pas vraiment traduites dans les faits, il a encore supprimé beaucoup de postes de policiers dans les zones les plus difficiles. Donc, il est apparu très vite comme le candidat des très riches, ne se préoccupant plus de sa base électorale. Ce mauvais souvenir demeure, et aujourd’hui, à part promettre qu’il ne commettra plus les mêmes erreurs, il n’a plus d’arguments.
Deuxièmement Nicolas Sarkozy est aujourd’hui victime d’un véritable acharnement judiciaire et médiatique. Une grand part de la nomenklatura française s’est liée pour empêcher le retour de Nicolas Sarkozy. On a des juges qui sortent des affaires judiciaires au bon moment, son ancien conseiller Patrick Buisson sort un livre incendiaire qui lui cause un grand préjudice parce qu’il dit qu’il ne faut pas que les Français deviennent cocus une nouvelle fois en réélisant Nicolas Sarkozy. C’est une phrase très forte.
Nicolas Sarkozy est incontestablement dans une zone de turbulences où les Français peuvent avoir un sentiment d’inimitié, d’opposition et se dire qu’il doit cacher quelque chose, qu’il n’est pas normal que Nicolas Sarkozy suscite autant d’opposition, autant de réticences, y compris de la part de son entourage. Et cela a un effet sur les sondages.
Le problème de la droite est qu’elle est très peu libérale
RT France : Est-il sûr qu’on va avoir un duel Juppé-Sarkozy ou Bruno Le Maire, Nathalie Kosciusko-Morizet et François Fillon peuvent-ils créer la surprise ? Sinon pourquoi participent-ils à la primaire s'ils n'ont aucune chance de gagner ?
E.V. : Je pense que l’essentiel est bouclé. Incontestablement, Alain Juppé sera l'une des figures dominantes de cette primaire ainsi que Nicolas Sarkozy. Je suis très sceptique par rapport aux autres candidats. Pour Bruno le Maire et Nathalie Kosciusko-Morizet, il s’agit plus de prendre date, donc d’obtenir le meilleur score possible sans espoir d’être dans les deux premiers mais c’est un engagement pour une élection suivante, pour 2022. Ils se disent : «J’ai marqué les esprits, je vais représenter quelque chose pour le combat qui se livrera dans cinq ans.» Pour François Fillon, la situation est plus compliquée parce qu’il a été Premier ministre, il a beaucoup de choses à espérer, en plus de la présidence de la République. Il n’a pas beaucoup de raisons de se battre pendant cinq ans pour être candidat. S’il perd cette fois-ci, ce qui sera très vraisemblablement le cas, il lui restera la possibilité de se retirer dans le secteur privé. Mais il lui restera surtout la possibilité d’avoir le meilleur score possible pour montrer que le courant libéral auquel il appartient et qu’il représente a un poids au sein de la droite. Le problème de la droite est qu’elle est très peu libérale, elle est très tournée vers l’Etat, vers l’autorité. L'enjeu pour François Fillon, c’est sans doute de marquer le poids du libéralisme dans la droite française.
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