Jacques Sapir est directeur d’Études à l’ École des Hautes Études en Sciences Sociales, dirige le Centre d'Études des Modes d'Industrialisation (CEMI-EHESS), le groupe de recherche IRSES à la FMSH

Jean-Claude Juncker et les frontières

Jean-Claude Juncker et les frontières© Alexey Vitvitsky Source: Sputnik
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La déclaration de Jean-Claude Juncker sur les frontières prouve de nouveau que la Commission européenne vit dans un monde imaginaire, estime l'économiste Jacques Sapir.

Jean-Claude Juncker, qui ne rate jamais une déclaration scandaleuse – nous avons tous en mémoire sa déclaration lors de l’élection grecque de janvier 2015 («Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens») – vient d’en commettre une nouvelle le lundi 22 août, et tout à fait remarquable, avec ce : «Les frontières, pire invention de l’histoire». Il y a, dans le discours de Jean-Claude Juncker, une part de provocation délibérée. Mais il y a aussi une part d’inconscient qui «parle». Encore qu’user du terme «inconscient», dans son sens psychanalytique, est sans doute bien exagéré pour ce personnage…

C’est à une réaction de la moelle épinière que l’on assiste chez Jean-Claude Juncker

Ivre, Jean-Claude Juncker (etc., etc…)

Sans doute conscient de l’énormité de son propos, il a ajouté : «Nous devons combattre le nationalisme, nous avons le devoir de ne pas suivre les populistes, et aussi de leur barrer la route». Il devait penser mettre ici ses pas dans ceux de feu François Mitterrand qui, lui aussi, avait appelé à combattre le nationalisme. Mais, quoi que l’on puisse penser des politiques conduites par l’ancien président français, tout le monde lui aurait concédé d’avoir un cerveau. Dans le cas de Jean-Claude Juncker, c’est à une réaction de la moelle épinière (vulgo, un réflexe) que l’on assiste.

François Mitterrand faisait en fait référence aux grands nationalismes dés début du XXème siècle, et en particulier du nationalisme allemand qui, dans sa forme de «pan-germanisme» eut une responsabilité indéniable dans le déclenchement du conflit de 1914-1918. On pourrait aussi remarquer que cette vision est historiquement datée. La guerre de 1939-1945, du moins en Europe, ne trouve pas son origine dans le «nationalisme» mais bien dans une idéologie, le «national-socialisme» qui s’avère être le véritable contraire du nationalisme des débuts du XXème siècle. Cette idéologie, fondée sur une vision raciale des sociétés, s’affranchissait des frontières et voulait promouvoir la domination d’une pseudo-race «aryenne» au détriment des «races inférieures». Rien n’est plus faux que de confondre le nazisme avec une version radicalisée de l’idéologie de Guillaume II. Mais le système nazi n’est pas seulement monstrueux par sa finalité, il l’est dans son fonctionnement quotidien, qui est profondément pathologique. On est en présence d’une régression vers une forme étatique et administrative «pré-moderne» (au sens de Max Weber) appliquée sur une société et une économie «moderne».

Les éructations de Jean-Claude Juncker nous ramènent au niveau du discours de la Commission européenne, c’est-à-dire le niveau zéro du raisonnement.

Il y a donc une certaine roublardise dans la déclaration de François Mitterrand qui confond et unifie les deux conflits, alors que leur origine est nettement différente. De cette roublardise, il était coutumier, lui qui repose à Jarnac, patrie des coups tordus… Mais, cela n’a rien à voir avec les éructations de Jean-Claude Juncker qui nous ramènent au niveau du discours de la Commission européenne, c’est-à-dire le niveau zéro du raisonnement.

Frontières et démocratie

Les frontières sont indissociables de la démocratie. Elles le sont pour une raison fort simple mais qu’il faut en permanence garder à l’esprit. La démocratie, c’est la capacité d’un corps politique de vérifier et de demander des comptes à ses représentants. Cela implique que ce corps politique soit défini, et que cette définition ne soit pas contestable. La distinction «faire partie/ne pas faire partie» est fondamentale pour l’existence des corps politiques, et donc pour celle de la démocratie. Les frontières ne sont pas toutes nécessairement territoriales. Il existe une frontière constituée par l’appartenance à une organisation, ou un parti, politique. C’est pourquoi, dans les organisations (et les partis) qui ont un fonctionnement réellement démocratique, seuls les adhérents sont en mesure de voter pour élire les responsables. L’extension du vote à une masse indifférenciée, ce que l’on constate dans le mécanisme des «primaires» que ce soit au P «S» ou chez les «Républicains» n’est que l’application d’un projet politique visant à user d’un mécanisme de légitimation (le vote) pour couvrir une manipulation en réalité anti-démocratique.

Le processus de conflits et de compromis temporaires qui est à la base et de la construction des institutions sociales et politiques des pays et de leur souveraineté aboutit en réalité à diversifier ces cultures politiques

Dans le cas des frontières territoriales, elles permettent non seulement de définir un corps politique sur les bases les plus larges possibles, sans aucune référence à une religion ou une appartenance ethnique, mais de plus elles correspondent à la construction d’une culture politique spécifique, produit de l’histoire et des conflits passés. L’existence de cette culture politique commune, qui fait que les Français ne sont pas les Italiens (même si nous sommes meurtris avec eux dans le drame qui les frappe [les séismes des 24 et 25 août]), que les Italiens ne sont pas les Allemands, qui eux-mêmes ne sont pas les Britanniques, est un facteur qui permet que d’autres conflits, les conflits économiques et sociaux, qui sont présents dans chacun de ces pays, peuvent trouver des formes de compromis spécifiques. Mais, chaque compromis, parce qu’il est spécifique, va renforcer la spécificité de la culture politique de chaque pays.

Ainsi, le processus de conflits et de compromis, temporaires, que l’on connaît dans chaque pays, processus qui est à la base et de la construction des institutions sociales et politiques des pays et de leur souveraineté, aboutit en réalité à diversifier ces cultures politiques.

L’imaginaire de la Commission européenne

Ce que révèle en réalité la déclaration de Jean-Claude Juncker, c’est l’imaginaire de la Commission européenne qui voudrait tant dissoudre les peuples de l’Union européenne, car ces derniers se révèlent bien trop rétifs. Cette dissolution imaginaire des peuples va de concert avec une dissolution de la démocratie, ou plus précisément la réduction de cette dernière a un «Etat de droit», c’est-à-dire à la seule légalité. Mais, on le sait, telle est la base de tous les pouvoirs tyranniques qui prétendent s’appuyer sur la seule légalité au détriment de la légitimité. Sade écrivait dans Juliette : «Ce n’est jamais dans l’anarchie que les tyrans naissent; vous ne les voyez s’élever qu’à l’ombre des lois ou s’autoriser d’elles».

On ne pourra sauvegarder la démocratie et la développer qu’en combattant, pied à pied, ce discours et les institutions qui le portent.

Or, il ne saurait y avoir de légalité sans légitimité, et il ne peut y avoir de légitimité sans souveraineté. Tel est le lien qui unit le principe de souveraineté à la démocratie.

Jean-Claude Juncker, reconnaissons lui au moins cela, est bien fidèle avec cette déclaration à ce discours dont il a été l’un des meilleurs représentants. Ce discours est, il faut le reconnaître, profondément anti-démocratique et liberticide. Mais il est cohérent, et ceux qui cherchent à minimiser cette cohérence se trompent. On ne pourra sauvegarder la démocratie et la développer qu’en combattant, pied à pied, ce discours et les institutions qui le portent. Car c’est là que passe la frontières «amis/ennemis» et non entre les peuples de l’Union européenne.

Source : russeurope.hypotheses.org

Du même auteur : Sarkozy, Montebourg : amnésie, béquilles et cannes anglaises

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