Même si l'intervention à la frontière turco-syrienne a été négociée avec d'autres alliés de la coalition, son but ne consiste pas à intervenir dans toute la Syrie, estime l'écrivain et chercheur Alexandre del Valle.
RT France : L’offensive turque a commencé ce matin à la frontière syrienne. Selon les autorités turques, elle vise l’Etat islamique. Qu’est-ce que ça change dans de la région ?
Alexandre Del Valle (A. D. V.) : A mon avis, cela ne change pas grand-chose. Cette opération arrive juste quelque temps après la réconciliation avec la Russie. Je pense qu’il y a eu une bénédiction secrète russe, Recep Erdogan a essayé de négocier une pénétration dans le conflit syrien de manière militaire, mais dans des zones localisées qui ne heurtent pas les intérêts directs de la Syrie et ceux de la Russie. Ce qui a été négocié est triste pour les Kurdes, c’est dans une zone qui pourrait être conquise par les Kurdes. La véritable intention du président Erdogan est d’empêcher les Kurdes de prendre un certain nombre de villages et avoir une avancée. Il préfère dégager l’Etat islamique de ces zones plutôt que les voir conquises par les Kurdes. Le véritable motif reste toujours l’obsession kurde du président Erdogan qui ne veut pas qu’ils progressent à sa frontière.
La condition des Turcs pour collaborer en Syrie contre l’Etat islamique et le djihadisme est que les Kurdes n’en bénéficient pas
RT France : Les Kurdes sont des alliés des Etats-Unis dans la région dans leur lutte contre l’Etat islamique. Néanmoins, Joe Biden qui est aujourd’hui en visite en Turquie prétend que cette opération a été discutée avec les Etats-Unis et d’autres acteurs de la région. Cela s'est-il effectivement passé ainsi ?
A. D. V. : La décision stratégique est, bien sûr, tout à fait en coordination avec la coalition nationale et l’opération est parrainée par cette coalition, personne ne s’en cache. Il y a une contradiction apparente, la coalition aide ces forces kurdes, mais je pense que cette opération est localisée et c’est peut-être pour cela qu’il y a eu une tolérance de la part de la coalition qui voulait préserver les susceptibilités turques pour pouvoir mieux collaborer avec eux. La condition des Turcs pour collaborer en Syrie contre l’Etat islamique et le djihadisme est que les Kurdes n’en bénéficient pas. Cela peut gêner la coalition, parce qu’elle aide en ce moment les forces arabo-turques, mais en même temps il y a peut-être une sorte d’arrangement, du côté russe tout comme du côté occidental. Pour l’instant, le but n’est pas d’intervenir dans toute la Syrie, c’est empêcher que les Kurdes ne progressent à la frontière.
RT France : Pensez-vous que la réconciliation récente entre la Turquie et la Russie puisse faire avancer la situation en Syrie ?
A. D. V. : A mon avis, il est certain que l’une des raisons du blocage en Syrie était la non-conciliation entre les différentes parties. Je dis depuis 2013 que l’erreur majeure est d’exclure différents partis – les Iraniens, les Russes – et en général ne pas dialoguer. Tout ce qui peut favoriser un accord entre les gens qui ont des intérêts différents pourra permettre une avancée de la situation. C’est logique, tant que les parties ennemies avec des intérêts différents ne dialoguent pas, elles ne risquent pas de faire avancer les choses.
La seule raison de la survie de Daesh était l’absence de dialogue entre les parties opposées
Par contre, si d’une manière pragmatique chacun se rend compte qu’il a intérêt à faire une petite concession en vue de neutraliser l’autre qui a des intérêts différents, on peut avancer. Je pense que les autorités russes et Recep Erdogan en ont également parlé, je suis persuadé qu’en ce moment il y a des échanges. Même si les Turcs et les Russes ont des intérêts très différents, il y a un intérêt commun à trouver une solution en Syrie. Aujourd’hui le problème syrien ennuie tout le monde, même les Iraniens, les Saoudiens, les Turcs, les Occidentaux et les Russes ont intérêt à trouver une solution en se mettant tous autour de la table, parce que la seule force de l’Etat Islamique est justement la division de tous les acteurs. Vous imaginez bien que l’armée turque, la coalition occidentale et les Russes peuvent liquider très facilement 20 000 ou 30 000 soldats terroristes de l’Etat Islamique. Donc, la seule raison de sa survie était l’absence de dialogue entre les parties opposées, extérieures. Je pense que depuis que les Américains dialoguent avec les Russes, depuis que les Russes dialoguent à nouveau avec les Turcs, cela ne peut aller que dans le bon sens pour définitivement vaincre les principaux djihadistes.
La Russie et l’Amérique se sont habitués pendant la guerre froide à communiquer pour éviter les déflagrations générales
RT France : Le général Stephen Townsend, du haut commandement des forces américaines en Syrie et en Irak, a conseillé à la Syrie et à la Russie de ne pas s’approcher des positions américaines qui, si elles «se sentaient menacées», pourraient riposter. Pensez-vous que la menace d’une telle confrontation soit réelle ?
A. D. V. : Ce n’est pas totalement impossible, mais à mon avis il y a peu de risque, parce que les grandes puissances nucléaires comme la Russie et l’Amérique se sont habituées pendant la guerre froide à communiquer pour éviter les déflagrations générales. Donc, s’il y avait des heurts, de toute façon ils resteraient contrôlés comme avec la Turquie. La Russie n’a pas répondu de manière militaire à l’aviation turque qui a abattu un Sukhoï russe en novembre 2015, il y a eu une grande retenue. Les grandes puissances ont un intérêt à ne pas provoquer d’escalade. Je pense qu’on n’a pas affaire à des mollah et des fanatiques, on a affaire à des pays gérés par des gens au sang-froid. Je ne pense pas qu’il y ait un risque de confrontation majeure. Par contre, il est certain que plusieurs aviations sont sur un tout petit territoire, une interférence est possible un jour. Mais je crois que les deux parties sont assez raisonnables pour contenir.
Au moment de l'attaque dans la Ghouta, les Français avaient des positions convergeantes avec les Américains
RT France : Le représentant syrien à l’ONU a accusé le 23 août la France d'être à l'origine d'une attaque chimique dans la Ghouta en 2013. Dans votre livre Comprendre le chaos syrien vous parlez de la responsabilité des forces américaines à l’origine de ce massacre. Quelles sont les preuves ?
A. D. V. : C’est plus que des preuves, c’est ce que pensent la plupart des services de renseignement occidentaux eux-mêmes mais qui ne peuvent pas le dire, et c’est corroboré par la plupart des acteurs des milieux du renseignement. Même si je n’ai pas de preuves que la France y a participé, rien n’est impossible. Au moment de l'attaque dans la Ghouta les Français avaient des positions convergeantes avec les Américains. A cette époque c'était Laurent Fabius qui était à la tête de la diplomatie française, dans l’optique de regime change.
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