Le rêve européen souffre d'un vice fondamental: la non-existence d'un peuple européen, juge l'essayiste belge Jean Bricmont en analysant les racines des problèmes de la construction européenne.
La construction européenne a été le rêve des élites européennes et est devenue le cauchemar de ses peuples. Faire de l'Europe une sorte de super-Etat, capable de rivaliser avec les États-Unis, était un rêve pour nombre d'intellectuels et de politiques européens. Pour d'autres, il s'agissait de se débarrasser une fois pour toute de l'État-nation, vu comme principal responsable des malheurs du 20è siècle.
Le rêve européen souffre d'un vice fondamental: la non-existence d'un peuple européen
Mais, outre le fait que ce rêve a toujours été soutenu par les États-Unis, ce qui rend son statut d'alternative à la domination américaine pour le moins suspect, il souffre d'un vice fondamental: la non-existence d'un peuple européen, en ce sens que, dans leur immense majorité, les citoyens européens se «sentent appartenir» à leurs États-nations respectifs, ou à des entités plus petites (Ecosse, Catalogne, Flandre etc.) et non à une entité «européenne».
Les partisans de la construction européenne peuvent répondre à cette objection que le sentiment d'appartenance est une construction historique (pour les États-nations modernes) et qu'il est en train de changer en faveur d'une appartenance «européenne», ou encore que ce sentiment d'appartenance n'a pas beaucoup d'importance, vu que les décisions politiques doivent être prises sur la base de la rationalité économique (pour les libéraux) ou d'intérêts de classe (pour les marxistes) et non sur une base sentimentale.
Il suffit de regarder les compétitions sportives, l'Euro par exemple, pour se rendre compte que le sentiment national n'est pas en train de disparaître
Pour ce qui est de la naissance d'un sentiment national européen, il est possible qu'il se construise au cours des siècles futurs, comme se sont construits les différents sentiment nationaux, mais il ne faut pas se faire d'illusions sur les échelles de temps : ces processus durent des siècles et, comme le montre l'exemple de l'Ecosse, peuvent ne pas aboutir complètement même dans un État démocratique, avec des droits égaux pour tous et partageant la même langue (la Grande Bretagne).
Il suffit de regarder les compétitions sportives, l'Euro par exemple, pour se rendre compte que le sentiment national n'est pas en train de disparaître. Il ne disparaît pas non plus dans les «élites» : les représentants des différents États à Bruxelles défendent, à de rares exceptions près, ce qu'ils perçoivent comme leur intérêt national, et non pas l'intérêt «européen».
Il suffit d'avoir suivi la tragédie grecque pour voir que les Allemands ne se sentent pas Grecs et ne vont justement pas accepter les transferts qui seraient nécessaires pour vraiment «sauver la Grèce»
Pour ce qui est de l'idée que le sentiment d'appartenance n'a pas d'importance, demandons-nous comment maintenir la parité entre monnaies dont le taux de change a été multiplié par un facteur 3 ou 4 dans les décennies précédant l'introduction de l'euro (franc français par rapport au mark allemand ou lire italienne par rapport au franc belge par exemple). A l'intérieur d'un État-nation, l'unité monétaire est maintenue entre région riches et pauvres par toute une série de mesures de redistribution : mêmes pensions, mêmes allocations, investissements publics etc. Et cela est rendu possible justement parce que les citoyens de ces États se «sentent» tous Français, ou tous Italiens ou tous Allemands.
Il suffit d'avoir suivi la tragédie grecque pour voir que les Allemands ne se sentent pas Grecs et ne vont justement pas accepter les transferts qui seraient nécessaires pour vraiment «sauver la Grèce». Et donc, ces sentiments nationaux ont une importance économique énorme n'en déplaise aux libéraux et aux marxistes qui ont au moins un point commun : ignorer ou minimiser l'importance des sentiments «irrationnels» dans la vie sociale.
Il n'y a pas en Amérique Latine d'équivalent de «Bruxelles»
Comparons enfin l'Europe et l'Amérique Latine: dans ce continent, tous les pays (sauf le Brésil) sont issus du même empire colonial, ont la même langue, la même religion, plus ou moins un ennemi commun (les États-Unis) et ne se sont pas entretués dans de grandes guerres récentes.
En Europe, c'est l'inverse : les «mémoires» des différents peuples sont très opposées, certains se souvenant du communisme, d'autres du fascisme, d'autres encore des guerres qui ont ensanglanté le continent.
Néanmoins, l'intégration en Amérique Latine se fait dans le strict respect de la souveraineté de chaque État. Personne ne demande que le Chili et la Bolivie aient la même monnaie ou que tous les programmes d'études en quatre ans soient partout transformés en programmes en cinq ans, pour «harmoniser» les études, comme l'a voulu le processus de Bologne en Europe. Il n'y a pas en Amérique Latine d'équivalent de «Bruxelles». Par ailleurs, si la Bolivie ou l' Equateur décident de contrôler leurs ressources naturelles, ils ne doivent demander l'autorisation de personne.
En l'absence d'un peuple européen, la construction européenne est nécessairement non démocratique et bureaucratique
Cette intégration dans le respect des souverainetés nationales aurait pu se faire en Europe : c'était l'idée d'une Europe des peuples proposée par de Gaulle, mais que la construction européenne a rendue impossible.
A gauche, on condamne la politique européenne parce qu'elle serait «néo-libérale», mais le problème est bien plus profond : le vice fondamental étant qu'en l'absence d'un peuple européen, la construction européenne est nécessairement non démocratique et bureaucratique. Or un pouvoir bureaucratique ou autocratique engendre nécessairement de l'hostilité et finit par produire des effets politiques opposés à ceux qu'il recherche. Si les politiques européennes étaient «socialistes», elles rencontreraient tout autant d'hostilité.
A gauche, la construction européenne a été promue parce que ces mêmes peuples seraient chauvins, nationalistes, racistes, et que, laissés à eux-mêmes, il se feraient inévitablement la guerre
Du point de vue de la droite libérale, priver les peuples européens de leur souveraineté et donc de la démocratie était naturel parce que ces peuples, laissés à eux-mêmes, votaient trop de mesures re-distributives.
A gauche, la construction européenne a été promue parce que ces mêmes peuples seraient chauvins, nationalistes, racistes, et que, laissés à eux-mêmes, il se feraient inévitablement la guerre. Cette attitude négative vis-à-vis de sa propre population a été suicidaire pour la gauche qui ne devrait pas avoir d'autre base que son propre «peuple».
La gauche européiste a fait une erreur similaire à celle faite par les communistes dans le passé : eux aussi pensaient que leur politique se faisait dans l'intérêt du peuple, mais que celui-ci, étant incapable de s'en rendre compte, devait être dirigé par une élite non élue.
Les sentiments nationaux «irrationnels» n'ont nullement disparu, surtout lorsque le progrès économique n'est pas au rendez-vous
C'est particulièrement flagrant et tragique dans le cas de l'immigration et des réfugiés : les européistes de gauche veulent imposer une politique «d'ouverture» mais sans jamais demander l'avis de leur peuple, vu qu'ils sont certains que ceux-ci seraient opposés à cette politique. Mais ils ne comprennent pas qu'imposer une politique impopulaire ne fait que rendre celle-ci encore plus impopulaire et que personne n'aime être forcé par d'autres à être altruiste.
Les communistes avaient leurs démocraties populaires qui n'étaient qu'une façade de démocratie ; les européistes ont leur parlement qui en est une autre : il n'a pas de réel pouvoir et, s'il en avait, il ne pourrait pas l'exercer à cause de la multiplicité des langues et des origines nationales.
Les communistes pensaient que les sentiments nationaux disparaîtraient grâce au progrès économique, les européistes font le même pari, mais les deux doivent constater que les sentiments nationaux «irrationnels» n'ont nullement disparu, surtout lorsque le progrès économique n'est pas au rendez-vous.
La faute est à ceux qui ont «construit l'Europe» en se fondant sur un mélange d'arrogance intellectuelle, de mépris du peuple et d'illusions sur la nature humaine
Les communistes ont longtemps utilisé l'arme de l'antifascisme pour faire taire leurs opposants. Les européistes de gauche font de même : quand les peuples européens se rebiffent contre leurs politiques, on ne les écoute pas et on les traite de populistes et de racistes.
Dans les deux cas, ce genre d'intimidation marche un temps mais finit par se retourner contre ses auteurs. Et, à ce moment-là, ceux qui bénéficient de la révolte populaire sont ceux qui n'ont jamais cédé à l'intimidation, c'est-à-dire dans les deux cas, communiste et européiste, la droite nationaliste ou religieuse.
Bien sûr, cela annonce des «heures sombres» pour l'Europe, comme disent les européistes. Mais à qui la faute ? Pas à ceux qui constatent ce phénomène et jouent les Cassandre, en vain et depuis longtemps, mais bien à ceux qui ont «construit l'Europe» en se fondant sur un mélange d'arrogance intellectuelle, de mépris du peuple et d'illusions sur la nature humaine.
Lire aussi : Désigner l’ennemi
Les opinions, assertions et points de vue exprimés dans cette section sont le fait de leur auteur et ne peuvent en aucun cas être imputés à RT.