Le mouvement altermondialiste était d'emblée condamné à une impasse, constate Pierre Lévy, spécialiste des questions européennes .
Tout récemment, une douzaine d’intellectuels dressaient un éloge enthousiaste du mouvement Nuit debout (Le Monde du 04/05/16). A l’insu de ses signataires, le texte apparaît en réalité comme un éloge funèbre. Ce n’est pas faire injure aux quelques milliers de ceux qui y ont, peu ou prou, pris part, que de constater l’impasse à laquelle un tel mouvement était, d’emblée, condamné.
Et ce, pour un ensemble de raisons – cohérentes – dont chacune mériterait d’être développée. On se contentera ici d’énumérer les têtes de chapitre.
Bien sûr, les multiples prises de parole ont montré la nature protéiforme et parfois contradictoire des questionnements et des états d’esprit. On pourra toujours trouver des exceptions aux caractéristiques idéologiques ici évoquées. Ces dernières n’en sont pas moins incontestablement omniprésentes.
La première d’entre elle a du reste été souvent brandie comme un étendard (même si certains initiateurs ont tenté de la nuancer) : la volonté de ne se doter d’aucune organisation au sens classique du terme, d’aucune représentation formelle. Ce rejet s’explique certes par le dégoût que suscite l’incapacité – hélas bien réelle depuis plusieurs décennies – des forces politiques traditionnelles à proposer des réponses aux aspirations populaires et de la jeunesse.
Ce n’est pas faire injure aux Nuits-deboutistes que d’évoquer la lignée altermondialiste dont le mouvement est issu
Reste qu’il sonne comme une garantie d’impuissance. Le rejet de l’organisation a l’apparence d’une fraîcheur innovante, alors qu’il prend en réalité la suite d’une longue liste d’utopies mortifères pour qui prétend avoir prise sur la réalité d’une société. Il fait en outre l’impasse sur l’une des questions qui taraude le pays depuis des décennies : la crise de la représentation politique.
Ensuite, ce n’est pas faire injure aux Nuits-deboutistes que d’évoquer la lignée altermondialiste dont le mouvement est issu, et qu’évoquent du reste explicitement les auteurs de la tribune. Or l’altermondialisme est né en opposition à l’anti-mondialisme. Ce dernier contestait la nature même de la mondialisation – la tentative d’effacement progressif des Etats-nations au profit d’une gouvernance mondiale (avec des relais régionaux, tels l’Union européenne) – là où le premier n’avait pour ambition que d’en changer l’orientation («pour une ‘autre’ mondialisation»).
Ce rejet s’explique certes par le dégoût que suscite l’incapacité – hélas bien réelle depuis plusieurs décennies – des forces politiques traditionnelles à proposer des réponses aux aspirations populaires et de la jeunesse
Dit autrement, l’ambiance était plutôt à l’empathie planétaire abstraite qu’à la reconquête des souverainetés nationales, condition pourtant sine qua non à tout mouvement transformateur ayant le peuple pour acteur, et aux constructions de solidarités inter-nationales.
Dans le même esprit, ce n’est pas non plus faire injure à quiconque que de relever l’évidente empathie à l’égard des «migrants» (et, au-delà, le plaidoyer récurrent pour un monde «sans frontière»), là où une solidarité bien comprise aurait dû partir d’un constat manifeste : ce sont les propriétaires des capitaux – le patronat et ses organisations, qui n’en font d’ailleurs nul mystère – qui sont à la fois les promoteurs et les bénéficiaires des migrations, afin de peser sur le prix de la main d’œuvre. Un constat aussi vieux que le capitalisme lui-même.
C’est bien le capitalisme qui entraîne aujourd’hui la «décroissance»
Ce n’est pas plus faire injure aux Nuits-deboutistes que de noter l’impasse faite sur les rapports de force géopolitiques actuels. Or peut-on vouloir transformer la société sans s’intéresser si peu que ce soit à la géopolitique réelle ? Il ne suffit pas de dénoncer le capitalisme (et encore moins le néo-libéralisme) : encore faut-il en cerner la nature ; comprendre les relais, alliés et suzerains des classes dirigeantes, à commencer par Bruxelles et Washington ; et identifier les forces susceptibles de contenir leur volonté de domination. Il est à craindre, hélas, que beaucoup de participants, aussi divers soient-ils, nourrissaient à l’égard de Moscou par exemple, une animosité peu différente de celle manifestée par les capitales occidentales.
Enfin – et ce n’est pas le moins important – ce n’est pas prendre un risque excessif que de relever la communion de la masse des participants dans la protection de la nature, la défense de l’environnement, et l’opposition au réchauffement climatique – quand ce n’est pas à l’opposition aux énergies carbonées, voire au nucléaire, et tant qu’on y est, au «productivisme». Miracle de l’idéologie dominante qui réussit à faire passer pour progressiste cet air du temps profondément réactionnaire, au sens littéral du terme. Tant il est vrai que c’est bien le capitalisme qui entraîne aujourd’hui la «décroissance»… et tente de faire porter cette idéologie par ceux qui se croient ses adversaires.
Les oligarques au pouvoir à Paris, Berlin ou Bruxelles ont encore de belles nuits devant eux
Effacement des Etats-nations, tropisme mondialiste, défiance vis-à-vis des pays condamnés par l’Occident, mise en cause implicite du progrès… Dès lors que l’esprit des Nuits apparaît si peu subversif, et pour tout dire finalement très en phase avec l’idéologie dominante, on peut toujours souhaiter «un autre monde», en appeler – en vain, forcément – à la classe ouvrière, exhorter à une – improbable – grève générale… Les oligarques au pouvoir à Paris, Berlin ou Bruxelles ont encore de belles nuits devant eux.
Sauf, naturellement, à penser que des Syriza ou des Podemos sont à deux doigts de faire trembler le système sur ses bases…
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