L'histoire de la région de l'Afrique du Nord s'est écrite le long de ces grands axes dans des phénomènes de longue durée qui constituent l'arrière-plan des actuelles crises régionales. Le spécialiste de l'Afrique Bernard Lugan explique.
On ne triche pas avec la géographie. Si nous regardons une carte, nous constatons ainsi que, du golfe des Syrtes, en Libye, jusqu'au lac Tchad, le désert du Sahara est traversé par une pénétrante "verte" jalonnée d'oasis.
Cet axe naturel de circulation faisait de Tripoli et de Benghazi les points d'aboutissement d'un grand commerce dont le pendant méridional était axé sur les villes-marchés d'Aouzou, Bilma et Faya. Cet axe était contrôlé par les Toubou, mais également, dans sa partie la plus orientale par les Zaghawa.
De la Méditerranée au Tchad, existait donc une chaîne de partenaires et d'intermédiaires dont la solidité reposait sur un vaste et complexe système d'alliances ou de connivences
Vers le sud, le relais de ces deux populations caravanières et guerrières était pris par les Kanouri qui avaient fondé le royaume de Kanem-Bornou ultérieurement englobé dans le sultanat de Sokoto. Avec eux, nous voilà au cœur de l'actuelle région dévastée par Boko Haram, mouvement dont la base ethnique est précisément Kanouri.
De la Méditerranée au Tchad, existait donc une chaîne de partenaires et d'intermédiaires dont la solidité reposait sur un vaste et complexe système d'alliances ou de connivences. Or, ses survivances sont aujourd'hui utilisées par les trafiquants-jihadistes qui déstabilisent la région.
L'islamisation de la région péri-tchadique qui est ancienne mais qui fut longtemps superficielle
Aux liens économiques et caravaniers, il importe d'ajouter le phénomène religieux car l'islamisation de la région péri-tchadique qui est ancienne mais qui fut longtemps superficielle, se fit à partir de la Cyrénaïque. Ses étapes sont connues: vers 700 ap.JC des arabo musulmans étaient présents à Zaouila au Fezzan, dans une région à l'époque uniquement peuplée de Berbères. Cette ville-étape est située sur une route d’accès vers le lac Tchad via Abéché. Au XI° siècle, le pays haoussa qui avait pour cœur les régions de Kano-Zinder commença à être islamisé avec un essor à partir du XIV° siècle. Cette islamisation fut cependant toute relative puisque ce fut pour l’imposer, qu’au XIX° siècle, Osmane dan Fodio déclencha son jihad. Notons immédiatement une donnée rarement évoquée qui est que le principal frein à l'islamisation fut longtemps le florissant commerce esclavagiste car les musulmans ne peuvent être réduits en esclavage.
La Libye fut toujours au centre de l'éventail tchado-méditerranéen, ce qui permet de mesurer chaque jour davantage les résultats catastrophiques de la guerre faite au colonel Kadhafi
Ces éléments montrent que la Libye fut toujours au centre de l'éventail tchado-méditerranéen, ce qui permet de mesurer chaque jour davantage les résultats catastrophiques de la guerre faite au colonel Kadhafi.
De par ses origines, le Bédouin Kadhafi avait en effet une culture saharo-sahélienne. Avant la colonisation, sa tribu, les Kadhafa, nomadisait de la Méditerranée au Tchad ; voilà qui explique son attirance pour le Grand Sud et sa politique saharienne qui fut très mal comprise ou caricaturée. Aujourd'hui les nouveaux dirigeants libyens sont des citadins méditerranéens. Avec eux, nous assistons au retour à la tradition ottomane illustrée par un pouvoir émietté dans des villes littorales quasi indépendantes les-unes des autres. Les Ottomans dont les implantations citadines littorales vivaient du commerce à travers le Sahara, assuraient l’ordre le long de la pénétrante saharienne allant des Syrtes au Tchad en sous-traitant la police du désert à certaines tribus ou, plus tard, à la confrérie sénoussite.
Le désert n’est plus gardé et s’y est constitué un "libystan" à la fois islamiste et mafieux
Aujourd’hui, le désert n’est plus gardé et s’y est constitué un "libystan" à la fois islamiste et mafieux, les deux éléments ne pouvant être dissociés. Les conséquences de cette situation nouvelle se font sentir dans toute la région tchado-nigériane, zone de forte conflictualité en raison du foyer de déstabilisation constitué autour de Boko Haram au Nigeria, de la question du Darfour et de celle du Soudan.
Autre élément qu'il importe de toujours avoir à l'esprit, le sud de la Libye est le pays des Toubou dont le homeland englobe également le nord du Tchad; or, toute l'histoire du Tchad septentrional tourne autour des relations-rivalité entre Toubou et Zaghawa avec en arrière-plan le jeu de balance entre les Toubou et les Zaghawa pour le contrôle du pouvoir.
De Fès à Tombouctou : l’axe marocain
Dans la partie nord-ouest de l'Afrique, les relations à travers le Sahara étaient traditionnellement axées sur le Maroc en raison de la profondeur historique et de la permanence de cet Etat.
Le roi Hassan II avait bien posé le problème en une phrase : «Le Maroc ressemble à un arbre dont les racines nourricières plongent profondément dans la terre d'Afrique, et qui respire grâce à son feuillage bruissant aux vents de l'Europe (...).
Avant les partages coloniaux, l’influence marocaine se manifestait par la circulation d'une monnaie unique de Tanger à la vallée du fleuve Sénégal
De fait, les liens entre le Maroc et l’Afrique sud saharienne sont quasiment constitutifs de la nation marocaine puisqu’ils remontent à la dynastie des Almoravides, ces Berbères sahariens qui, au XIe siècle, créèrent le Grand Maroc lequel s'étendait du fleuve Sénégal jusqu'au centre de l’Espagne. Plus tard, sous la dynastie fondée par les arabes Saadiens (1554-1650) le Maroc domina toute la région, boucle du Niger incluse. A cette époque, à Gao et à Tombouctou, la prière du vendredi était dite au nom du sultan du Maroc.
Avant les partages coloniaux, l’influence marocaine se manifestait par la circulation d'une monnaie unique de Tanger à la vallée du fleuve Sénégal et par un même système de poids et de mesures. Economiquement la région était alors totalement tournée vers le Maroc avec lequel elle constituait un même monde économique jalonné par les marchés de Sijilmassa et de Marrakech au nord et ceux de la vallée du fleuve Sénégal et de la région de Tombouctou au sud.
Dans toute la région étudiée, la religion joue un rôle important qui vient encore renforcer le poids du Maroc
Il est important de noter que l’axe central reliant Tombouctou à la Méditerranée ne fut que très irrégulièrement utilisé par les caravanes en raison de l’existence des Touareg qui les rançonnaient. Les relations entre Tombouctou et le Maroc passaient de préférence plus à l’ouest, par Taoudeni, donc par le pays maure, et cela afin d’éviter le bloc touareg s’étendant du Hoggar aux Iforas.
L’axe le plus commode courait le long de la côte car, ici, sur quelques kilomètres vers l’intérieur, nous ne sommes pas en présence d’un vrai désert, les cuvettes naturelles, les «grara», recevant un minimum d’humidité marine, elles offrent donc à longueur d’année un minimum de pâturages.
Dans toute la région étudiée, la religion joue un rôle important qui vient encore renforcer le poids du Maroc. L’islamisation ouest sahélienne, du Sénégal au Niger, s’est en effet faite depuis le Maroc le long des axes du commerce à travers le Sahara, ce qui lui a donné son rite malékite. Cette islamisation très originale s’est lentement développée, d’une part à travers les marabouts, spécialistes de l’enseignement et de la diffusion de l’islam, figures charismatiques porteuses de la baraka (bénédiction divine) et d’autre part à travers des soufis, érudits adeptes de la méditation et des pratiques mystiques (tassawuf).
Le Maroc est donc vecteur d'un islam soufi et enraciné dans les traditions locales qui se dresse contre le wahhabisme artificiellement importé à coup de dollars
La dynastie alaouite descendant du Prophète, le roi du Maroc est donc chérif et Commandeur des croyants, statut qui lui est reconnu bien au-delà des frontières du Maroc. Quant à la confrérie Tijani, la Tarika Tijania, qui rayonne sur tout le Sahel occidental, elle a ses racines à Fès où est enterré Ahmad Tijani mort dans la ville le 19 septembre 1815. Il est essentiel de bien voir que, dès ses origines, cette confrérie se plaça sous la protection de la dynastie alaouite. L'on ignore trop souvent que Fès forme un pôle essentiel pour des millions de Sénégalais et de Maliens pour lesquels le pèlerinage au mausolée du fondateur est au moins aussi important que celui de La Mecque. Cet élément est vu comme une abomination par les wahhabites pour lesquels il s'agit d'idôlatrie. En plus de mettre en évidence les oppositions entre les divers courants islamiques, cette particularité constitue aujourd'hui un moyen de lutte contre la subversion fondamentaliste régionale "richement" entretenue par l'Arabie saoudite et le Qatar depuis deux décennies.
Aujourd'hui, les liens religieux entre le Maroc et la région sont illustrés par la grande mosquée de Dakar construite par le Maroc ainsi que par le programme de formation de 500 imams maliens qui va être suivi par un programme similaire à la demande des autorités de Guinée. Le Maroc va également participer à la rénovation de plusieurs dizaines de mosquées dans toute la région sahélo-soudanienne. Le Maroc est donc vecteur d'un islam soufi et enraciné dans les traditions locales qui se dresse contre le wahhabisme artificiellement importé à coup de dollars.
Au point de vue sécuritaire, la situation dans cette partie du monde saharo-sahélien est différente de celle qui prévaut le long de l'axe Libye-Tchad car ici, le Maroc et l’Algérie sont deux Etats capables de sécuriser leur hinterland. Le problème est que leur rivalité et leur contentieux au sujet du Sahara occidental leur interdit d’avoir une politique régionale commune; d’où des conséquences sur l’ensemble du Sahel car les bandes islamo-mafieuses, dont celles du Polisario, s'engouffrent dans cette faille et l'utilisent.
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