Tout en insistant sur le fait qu’ils ne soutiennent pas «les changements unilatéraux» du statu quo, les responsables américains et européens ne critiqueront pas la provocation flagrante de Taipei.
L’armée populaire de libération de la Chine (APL) a entamé le 23 mai une campagne significative, l’opération Joint Sword-2024A (ou Épées tranchantes unies-2024A). Celle-ci impliquait la mise en place d’un blocus simulé autour de l’île autonome Taïwan ainsi que des zones autour des îles de Kinmen, Matsu, Wuqiu et Dongyin. Il est à noter qu’il s’agit du plus vaste exercice militaire de ce type depuis un an et qu’il intervient après la récente investiture du président taïwanais Monsieur Lai Ching-te qui a clairement indiqué qu’il allait promouvoir la question de l’indépendance formelle.
Lors de son discours, Monsieur Lai a rompu sa promesse de maintenir le statu quo avec la Chine continentale. Comme l’a noté Kathrine Hille, dans le Financial Times, il a «tenu un langage manifestement différent tout en précisant également certains faits particulièrement dérangeants pour Pékin».
Alors que Tsai Ing-wen, le prédécesseur de Monsieur Lai, faisait référence aux «autorités de Pékin» ou à «l’autre côté du détroit», ce qui n’indique pas explicitement que la Chine et Taïwan sont des entités distinctes, le nouveau dirigeant, quant à lui, a mentionné la «Chine» tout au long de son discours.
Il a fait référence à «Taïwan» et à «la République de Chine, Taïwan» affirmant que «certains appellent ce pays la République de Chine d’autres la République de Chine Taïwan et d’autres encore Taïwan ; mais quel que soit le nom que nous-mêmes ou nos amis internationaux choisissons pour appeler notre nation, nous résonnerons et brillerons de la même manière».
Taïwan «est une nation souveraine et indépendante», affirme Lai Ching-te
Qualifiant Taïwan de «nation», Monsieur Lai a cité la constitution de la République de Chine — l’État qui a perdu le contrôle du continent au profit des forces communistes pendant la guerre civile chinoise en 1949, mais qui reste toujours à Taïwan — pour dire que «la République de Chine Taïwan est une nation souveraine et indépendante dans laquelle la souveraineté est entre les mains du peuple» (de nationalité de la République de Chine). «Cela nous montre clairement que la République de Chine et la République populaire de Chine ne sont pas subordonnées l’une à l’autre», a-t-il conclu.
Les responsables du parti Kuomintang (KMT) longtemps au pouvoir ces dernières années jusqu’au succès électoral du Parti démocrate progressiste (PDP), n’ont pas tardé à critiquer le discours de Monsieur Lai. Par exemple, le bureau de l’ancien dirigeant taïwanais Ma Ying-jeou l’a sévèrement critiqué pour avoir introduit une «nouvelle théorie des deux pays» ajoutant que sa «position directe et explicite équivaut à pencher en faveur de l’indépendance de Taïwan conduisant à une situation dangereuse sans précédent entre les deux rives du détroit».
Effectivement, le mal était déjà fait et quelques jours plus tard, Pékin a lancé un exercice militaire sans précédent. Comme les médias d’État chinois se sont empressés de le dire, l’exercice était explicitement conçu pour envoyer un message selon lequel «l’indépendance de Taïwan est une voie sans issue». «La première voix» de CGTN, une chaine de télévision conçue pour fournir des commentaires en temps réel sur les dernières nouvelles, a déclaré : «Plus les forces "indépendantistes" sont féroces, plus forte sera la riposte de la Chine continentale». Elle a également souligné que le blocus simulé lors de l’exercice avait pour but de paralyser complètement l’économie locale, de détruire des installations militaires clés, de dissuader les cibles militaires et politiques à Taipei et empêcher les forces séparatistes de s’enfuir.
Il est également évident que l’appellation elle-même [de l’opération] suggère que d’autres opérations sont prévues cette année, par exemple Joint Sword-2024B, Joint Sword-2024C etc. Il ne fait aucun doute que Pékin surveillera de près les décisions de Monsieur Lai et la politique de son parti pour voir si une véritable question de souveraineté se pose ouvertement, qui pourrait déclencher une réponse militaire de la part de l’armée populaire de libération.
Escalade des tensions : Washington ne condamne pas les déclarations de Lai Ching-te
Ce qui est le plus fascinant dans cette affaire, c’est la réponse des bienfaiteurs occidentaux de Taïwan. Par exemple, selon le site internet du Département d’État américain, Washington s’oppose à «tout changement unilatéral du statu quo de part et d’autre ; nous ne soutenons pas l’indépendance de Taïwan ; et nous espérons que les différends entre les deux rives du détroit seront résolus par des moyens pacifiques».
Le secrétaire d’État Antony Blinken n’a toutefois pas condamné les déclarations de Monsieur Lai. Au contraire, il a publié une déclaration dans laquelle il félicite «le peuple taïwanais d’avoir une fois de plus démontré la force de son système démocratique solide et résistant» et exprime son espoir de travailler ensemble «pour faire évoluer nos intérêts et nos valeurs communs, approfondir nos relations officieuses de longue date et maintenir la paix et la stabilité à travers le détroit de Taïwan».
Filip Grzegorzewski, le représentant de l’UE à Taïwan, était également présent en personne à l’investiture. Il a déclaré sur X (ex-Twitter) : «J’ai eu l’honneur d’assister à l’investiture de William Lai Ching-te. Félicitations à Taïwan pour cette démonstration de démocratie vibrante. La paix et la stabilité de part et d’autre du détroit sont essentielles à la sécurité et à la prospérité régionales et mondiales. Je me réjouis de continuer à développer nos relations».
Ces deux responsables ont mentionné la nécessité de «la paix et la stabilité à travers le détroit» et s’opposent formellement à «tout changement unilatéral du statu quo», mais n’ont pas dénoncé le discours très provocateur de Monsieur Lai qui remet directement en question le statu quo au point rompre avec ses propres promesses de candidat et avec les déclarations de son prédécesseur et ancienne collègue. Si le camp occidental refuse de tenir Monsieur Lai pour responsable de ses déclarations manifestement provocatrices, il est clair qu’il soutient en fait les changements unilatéraux du statu quo menés par les forces séparatistes — ce qui est une grave erreur qui ne fera qu’aggraver les risques d’affrontement militaire.